ans
son discours d'ouverture du sommet des régulateurs de l'internet,
le 30 novembre, Hervé Bourges conclut : "Nous
n'avons pas souhaité masquer les divergences, mais au contraire
les mettre en évidence, le plus nettement possible, afin
que chacun puisse se faire, à partir de la pluralité
des points de vue, sa propre opinion". Nous, justement,
nous avions des divergences à exprimer ; comme promis,
Bourges a contribué à les mettre en évidence,
et cela de la manière la plus nette possible. Nous avions
annoncé notre première conférence de presse
pendant le sommet des régulateurs, pour marquer le coup.
Une conf' de presse sur le trottoir à Paris, on pensait qu'on
avait le droit ; rencontrer des journalistes, on croyait que ça
se faisait sans l'accord du CSA... naïfs que nous étions !
Aux alentours de 10h30, Valentin et moi arrivons devant
les grilles de l'UNESCO avec nos sacs en plastiques remplis de dossiers
de presse (le sac en plastique, sans me vanter, ¨a me donne un air
vachement inquiétant). Le sympathique vigile black qui défend
l'entrée vient à notre rencontre, contrôle discrètement
le contenu de nos sacs, et nous apprend que nous étions "attendus",
mais pas aussi tôt. Au fur et à mesure que la dizaine
de membres de notre petite délégation arrive, le nombre
de vigiles puissamment armés de redoutables talkie-walkies
augmente. Arrive enfin celui sans lequel les réunions de
la CPML ne seraient pas ce qu'elles sont : le flic des renseignements
généraux. On va pouvoir commencer...
Pour une petite conférence de presse, des dizaines
de vigiles, les RG, quelques flics en civil (qui ont, dans ce quartier
désert des ambassades, bien du mal à se fondre dans
la foule), Hervé Bourges a fait les choses en grand. Je me
dis que si Michel Fizbin crache par terre, on va tous finir dans
les mines de sel.
Une amie de la CPML (je ne sais pas qui c'est) sort
de l'UNESCO et vient nous raconter qu'à l'intérieur,
ça fourmille de vigiles, qu'une ambiance paranoïaque
est savamment entretenue et que les congressistes et journalistes
sont prévenus (tout en finesse) qu'il y a une manifestation
d'"anarchistes" à l'extérieur et que "ces gens"
(c'est-à-dire nous) refusent la "protection de l'enfance
et de l'adolescence".
A onze heures, les anarchistes pédophiles que
nous sommes sont donc fin prêts pour la conférence
de presse. Il ne manque que les journalistes...
A l'intérieur, un journaliste de la CPML, spécialiste
de l'Amérique du Sud (la guérilla, ¨a ne s'improvise
pas), dûment accrédité, nous téléphone
: malgré la promesse d'Olivier Zegna Rata (chef de cabinet
de Hervé Bourges), nos dossiers ne sont pas présentés
aux participants. C'est pas grave : notre ami distribue lui-même
le dossier d'Article 11 et rappelle aux journalistes qu'une conférence
les attend à l'extérieur. Finement, la presse qui
désire nous rencontrer est orientée vers l'autre sortie
de l'UNESCO, de l'autre c™té du pâté de maison
(au moins 500 mètres). Informés de cette ruse de sioux,
nous courrons à leur rencontre. Suspens : serons-nous plus
rapides de les talkies-walkies ?
Et c'est là que tout à tourné
à la pantalonnade. Un très grand moment d'humour absurde...
Les censeurs ne nous ont pas déçus.
Nous voyant arriver, les vigiles ferment rapidement
les grilles et bloquent les journalistes à l'intérieur,
derrière le sas vitré. Cinq mètres, une grille
métallique, les portes vitrées et une bonne dizaine
de vigiles nous séparent. Ambiance liberté de la presse.
Nous installons notre banderole à l'extérieur
des grilles et nous organisons pour tenir le siège paisiblement.
Les vigiles talki-walkisent à qui mieux mieux, un vent de
folie commence à souffler sur l'UNESCO (déjà
qu'on se pelait). Des gens se présentent aux grilles pour
aller déjeuner au restaurant de l'UNESCO, mais l'entrée
est désespéramment bloquée. A l'intérieur,
d'autres veulent sortir, les portes sont condamnées. Nous,
dehors, on se bidonne : par leur seule présence, les dix
péquins de la CPML tiennent en otage tout l'UNESCO.
Les vigiles viennent nous supplier de retirer la banderole
(que nous avons désormais orientée vers l'intérieur,
histoire de donner un peu de lecture aux journalistes retenus derrière
les portes vitrées), mais Valentin leur répond par
des concepts aussi compliqués que la liberté d'expression
et la liberté de la presse, ce qu'ils résument consciencieusement
par talkie-walkie à leurs collègues retranchés
à l'intérieur : " ben non, ils veulent pas... ". Faut
dire qu'on est vachement impressionnants : Valentin, on pourrait
à peine en faire un short pour Hervé Bourges, et Catherine
Trautmann suffirait à nourrir la délégation
de la CPML pendant plusieurs mois. Visiblement, on terrorise les
vigiles de l'UNESCO.
Bravant l'interdit, quelques journalistes franchissent
les portes vitrées, et viennent nous interviewer à
travers les grilles. Pour la télé, ça fait
un décor plutôt explicite. Une équipe espagnole
fait le tour du pâté de maison pour finalement réussir
à nous rencontrer (ouh là, z'auriez vu : très
remontée contre les censeurs " franquistes ", la journaliste
espagnole). Ces journalistes se rendent-ils compte des risques qu'ils
prennent ?
Au bout d'un moment, une dizaine d'employés
de l'UNESCO s'impatiente derrière les portes vitrées
: "m'enfin, c'est ridicule, vous voyez bien qu'ils ne sont pas méchants,
laissez-nous sortir !", s'emporte un homme affamé. Après
un interminable conciliabule rythmé par le crépitement
des talkie-walkies (" oui-euh, Roger-euh, chrrrr, y'a des gens qui
veulent sortir-euh, qu'est-ce que je fais-euh, à toi-euh
", " oui-euh, chrzzzzz, Gérard-euh, attends-euh, je vais
demander-euh, à toi-euh "), les vigiles organisent, comme
lors d'une prise d'otage, une "extraction" : les victimes sont regroupées
en un tas compact, entourées de vigiles, façon pack
de rugby ; les portes s'ouvrent, hop, hop, les grilles s'entrouvrent
(synchronisation parfaite), les otages sont libérés
sur le trottoir, les vigiles entament leur repli, hop la grille,
hop les portes vitrées : trop chrono, 10 secondes, opération
réussie. Nous, sur le trottoir, en train d'agoniser de rire.
Vers 12h30-13h, fin de la matinée du sommet,
un monde fou s'entasse derrière les portes vitrées,
bien décidé à aller casser la croûte
: interdiction absolue de sortir. Nous, on crie à travers
les grilles : " Libérez les régulateurs ! ".
A l'intérieur, notre journaliste infiltré, malgré
son accréditation en bonne et due forme, est expulsé.
Derrière les portes vitrées, les vigiles installent
une barricade de chaises et de tables, des fois qu'un dangereux
régulateur voudrait forcer le passage vers l'extérieur.
On abandonne donc les lieux, pour intercepter les
journalistes qui sortent par l'entrée principale. A bout
de force, les vigiles laissent sortir tout le monde, et les interviews
peuvent enfin se dérouler sur le trottoir. Aucun journaliste
n'ose nous demander pourquoi nous accusons le CSA d'avoir des visées
liberticides...
De notre côté, nous avons : (1) tout
de même rencontré les journalistes, (2) distribué
nos dossiers à l'intérieur, (3) récupéré
les documents du sommet -- dont une édifiante liste des pays
participants, où l'on trouve par exemple l'Iran (on n'en
espérait pas tant)... (4) on s'est marré comme
rarement. Merci Hervé Bourges !
Plus largement, nous avons appris : (1) que le
CSA et l'UNESCO régulaient déjà les trottoirs
de Paris, (2) qu'un éléphant a toujours peur d'une
souris, (3) que le dialogue et le respect de la parole donnée
sont les vertus premières des régulateurs, (4) que
se réclamer de la Déclaration des Droits de l'Homme
et du Citoyen est un comportement d'"anarchiste" et que refuser
le discours sécuritaire c'est encourager la pédophilie.
La prochaine fois, on viendra à vingt ; en
se plaçant pacifiquement à chacune des entrées,
on doit pouvoir tout bloquer. A l'intérieur de l'UNESCO,
ils pourront commencer à rationner les vivres.
ARNO*
|