Une plainte pour brutalités policières dans le 19e, à Paris
Article de Pascal Ceaux,
paru dans Le Monde daté du 8 mars 2002, éd. 18h30

Karim Latifi dit en avoir "perdu le sommeil", et ne toujours pas comprendre "ce qui lui est arrivé". Ce Français de 28 ans, consultant en informatique, affirme avoir été victime de brutalités policières, le 22 février, dans le 19e arrondissement de Paris. Il a déposé une plainte auprès de l'inspection générale des services (IGS), "la police des polices", samedi 23 février, et le parquet de Paris a ordonné une enquête préliminaire sur les circonstances de l'incident. Examiné, le même jour, par son médecin traitant, M. Latifi s'est vu délivrer un certificat recensant plusieurs hématomes ou lésions, et une incapacité temporaire de travail (ITT) de cinq jours.

"DEGAGE, CASSE-TOI" Selon le récit détaillé de M. Latifi, il était environ 21heures 30, vendredi 22 février rue Rébeval, lorsqu'il fut bloqué au volant de sa voiture, par plusieurs cars de police. Après avoir patienté quelques minutes, il serait sorti pour se renseigner sur les raisons de l'intervention de la police. Résident du 19e arrondissement et ancien animateur de quartier, il aurait alors reconnu deux jeunes qui venaient d'être interpellés. "J'ai simplement demandé ce qui se passait, on m'a répondu : "De quoi tu te mêles, allez, dégage, casse-toi"". D'après M. Latifi qui demandait à ne plus être tutoyé, le ton est alors monté, jusqu'à ce qu'un policier décrit comme mesurant plus d'1,90 m et pesant plus de 110 kilos le prenne à parti. "J'ai été poussé dans un escalier, insulté, frappé à coup de matraque à coup de poings et à coup de pieds par une dizaine de policiers, déclare-t-il. J'avais l'impression d'être face à une machine". Toujours selon son témoignage, il aurait également été contraint de "lécher le mur" par un autre policier. Menotté, M. Latifi fut ensuite conduit au commissariat central du 19e arrondissement. Au bout d'une quinzaine de minutes, il était remis en liberté par un lieutenant de police qui lui serrait la main, et lui indiquait que rien ne serait retenu contre lui.

"Karim Latifi a été victime de brutalités injustifiables, a affirmé son avocat Me Grégoire Lafarge. Il est très grave qu'un citoyen se fasse agresser de la sorte dans la rue". "La réaction des policiers a été tout à fait normale" indique-t-on au commissariat du 19e arrondissement, où l'on dénonce "des affirmations contradictoires" du plaignant en contestant toute violence. L'IGS cherche à identifier la quinzaine de policiers présents sur les lieux le soir des faits. Un officier a déjà été entendu, qui a expliqué qu'un dispositif avait été mis en place ce soir-là pour interpeller un groupe de jeunes semant le trouble dans le quartier. Ce policier a affirmé que M. Latifi a encouragé les deux jeunes qu'il connaissait à ne pas se laisser faire. Il aurait ensuite refusé de se soumettre à un contrôle d'identité. Il aurait alors été plaqué au sol et palpé avant d'être placé sous la garde d'un policier un peu à l'écart.

L'enquête de l'IGS pourrait se poursuivre par l'audition d'éventuels témoins de la scène cités par M. Latifi. Sans vouloir se prononcer encore sur le fond, une source proche de l'enquête met en avant le caractère sensible des interventions policières dans l'arrondissement, qui accroît les tensions. •

 

Karim porte plainte contre des policiers pour coups. Son tort? S'être renseigné lors d'un contrôle, à Paris. "Bonsoir, qu'est-ce qui se passe?" Article de Patricia Tourancheau, paru dans Libération, Société, le samedi 9 mars 2002

"Cette affaire, qui ne doit pas être réduite à un problème de racisme, est révélatrice de comportements policiers liés à ce débat préélectoral." Me Grégoire Lafarge, avocat de Karim Latifi. "L'insécurité liée à la police". C'est que dénonce Karim Latifi, 28 ans. Ce 22 février, soir de l'aïd el-kébir, ce consultant en informatique compte passer la soirée en famille. Mais, vers 21 h 30, des cars de police bloquent la rue Rébeval, dans le XIXe arrondissement de Paris. Il stoppe sa voiture. Soucieux de la vie de son quartier et de ses "petits frères et soeurs", cet homme s'inquiète de la "concentration" d'uniformes, "envisage le pire", salue deux jeunes qui subissent un contrôle d'identité et se renseigne auprès des policiers. "Bonsoir, pourriez-vous me dire ce qui se passe?" Un policier mal embouché l'envoie paître: "De quoi tu te mêles; allez, casse-toi." Karim Latifi demande au fonctionnaire de le vouvoyer. Riposte immédiate: "Vos papiers!" Il obtempère, "Bien sûr, monsieur", et subit une palpation en règle, mains sur le mur. A son tour, un jeune réagit: "Pourquoi vous le traitez comme ça?" Un membre des forces de l'ordre s'énerve: "Ferme ta gueule, p'tit con, on t'a pas demandé de la ramener." Karim Latifi intervient: "Excusez-moi, mais comment voulez-vous que les jeunes vous témoignent du respect si vous les insultez?" Un homme en uniforme le prend alors à partie. "C'est quoi ton problème? Tu veux jouer aux hommes ce soir?" Escalier. Selon le consultant en informatique, ce policier blond, "genre 1,90 m et 110 Kg", le fait reculer jusqu'à l'angle des rues Rébeval et Jules-Romains, puis le pousse dans un escalier. "Je suis déséquilibré ; il sort sa matraque et me frappe à la tête, puis se rue sur moi, me tape au visage, cette fois-ci avec sa jambe. Je suis terrifié, je sens presque le sol vibrer entre ma tête et mon épaule. Je crie au secours. Je me traîne plus loin. Une dizaine de policiers se ruent sur moi. C'est un déluge de coups de poing, de pied, de matraque et d'insultes, "sale Arabe", "fils de pute"." A moitié KO, la figure tuméfiée, Karim Latifi dit avoir été menotté, serré et obligé de "lécher le mur", puis conduit au commissariat du XIXe. Là, il rencontre enfin un lieutenant qui ne le rudoie pas, mais le vouvoie et, prévenant, le raccompagne: "Je ne retiendrai rien contre vous, je vous libère, voici votre sac." A l'Hôtel-Dieu, les médecins décèlent chez Karim Latifi plusieurs "traumatismes" au dos, au nez et à la nuque, et des hématomes aux mains et aux jambes. Résultat: cinq jours d'interruption temporaire de travail (ITT). La victime dépose aussitôt plainte à l'IGS (police des polices), qui enquête en préliminaire pour le procureur. "Après un petit coup de chaleur avec des jeunes du quartier", l'IGS a répertorié les policiers du XIXe (service général et brigade anticriminalité) et de la 21e compagnie de district qui se trouvaient rue Rébeval. Interrogé, le commandant de l'opération a stigmatisé le "comportement provocateur" de Karim Latifi, qui incitait, selon lui, les jeunes "à ne pas se laisser contrôler" et refusait de donner ses papiers. Dans ce cas, l'IGS se demande pourquoi "si on a quelque chose à reprocher à M. Latifi et qu'on le ramène au poste, on le libère sans établir de procédure, pour rébellion par exemple?" "Droit à la sécurité". L'IGS cherche des témoins de la scène qui soient "extérieurs à la police et au plaignant". Pour Me Grégoire Lafarge, avocat de Karim Latifi: "En ces temps de tout sécuritaire, cette affaire, qui ne doit pas être réduite à un problème de racisme, est révélatrice de comportements policiers liés à ce débat préélectoral. Il n'y a pas de raison qu'un citoyen français, qui a un boulot et une attitude tout ce qu'il y a de bien, se fasse tomber dessus et molester par 15 flics. On a tous le droit à la sécurité".

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