Concernant
la nature de la censure du film "La Commune (Paris 1871)",
Peter Watkins avait adressé cette lettre ouverte jamais
publiée à
la presse
«
Je
suis un réalisateur anglais qui vient de terminer un
film en France sur la Commune de Paris de 1871. Dans les années
60, j'ai réalisé pour la BBC le film La Bataille
de Culloden, puis un autre sur les effets d'une guerre nucléaire,
La Bombe (The War Game), qui a été interdit d'antenne
pendant plus de 20 ans. Depuis cette date, je suis parvenu à
réaliser quelques films, notamment Privilège,
Punishment Park, Edvard Munch et Le Voyage.
Mon
travail en tant que réalisateur ainsi que mes déclarations
écrites ont toujours tenté d'aborder la question
du rôle des mass medias dans la société
contemporaine, et le lien entre ce rôle et le manque d'informations
dont dispose le public sur la course aux armements, et les dangers
inhérents à l'énergie et les armes nucléaires.
Plus récemment j'ai beaucoup écrit sur la relation
entre les mass medias et le développement effréné
de la société de consommation, et de ses retombées
sur l'environnement mondial.
J'ai
également travaillé dans de nombreuses écoles
et universités à travers le monde depuis les années
70, afin de proposer des alternatives à la collusion
croissante entre le système éducatif et les mass
medias, collusion qui est arrivée à un stade où
l'éducation critique sur le rôle des medias a presque
entièrement disparue. Ces réflexions et mes tentatives
de remise en cause du format Hollywoodien standard de la TV
et du cinéma (que j'appelle "la Monoforme") ont entraîné
la marginalisation progressive de mon travail. Pour résumer,
la Monoforme est la structure narrative Hollywoodienne reposant
sur un montage rapide et une construction rigide et fermée.
Cette forme narrative cinématographique, avec sa structure
d'une rigidité étouffante et ses innombrables
astuces pour retenir l'attention du spectateur, contamine 95%
du cinéma actuel, et ses clones forment la quasi-totalité
des informations télévisées, émissions
de jeux et de débats télévisés et
quantité de documentaires.
Notre
film, La Commune, représente une tentative délibérée
d'utiliser une combinaison de formes cinématographiques
et un processus humain alternatif, afin d'échapper aux
contraintes de la Monoforme. Cette tentative n'est pas uniquement
le fruit de mes propres besoins créatifs, mais résulte
également de l'urgence qu'il y a à trouver un
type de processus collectif qui puisse surmonter la relation
hiérarchique imposée par les médias envers
le public. L'un des plus graves problème avec la Monoforme
est sa structuration délibérément conçue
pour empêcher tout processus de réflexion et de
d'esprit critique de la part des spectateurs; c'est là
où la durée de notre film et la forte dynamique
de parole insufflée par les comédiens jouent un
rôle de premier plan.
La
Commune, produit par 13 Production (Paul Saadoun), s'est
vu refuser tout financement par l'ensemble des TV internationales
contactées à l'exception de l'Unité Documentaire
de La Sept-Arte. Plus de 200 personnes de la région parisienne
et de la province ont travaillé ensemble sur l'évocation
de certains événements de la Commune, tels qu'ils
ont pu être vécus par les citoyens du XIe arrondissement
de Paris. La Commune a été filmée en juillet
de l'année dernière dans une usine abandonnée
de Montreuil reprise par Armand Gatti et sa troupe de La Parole
Errante. Il existe deux versions du film: 5 heures 45 minutes
pour la télévision et 4 h 30 pour la distribution
en salle. Les deux versions ont été projetées
au Musée d'Orsay à Paris, qui a également
aidé au financement du film.
Comme
je l'ai mentionné, La Commune est un film très
spécial par son approche cinématographique, et
par le processus qu'il a enclenché avec les personnes
qui y apparaissent. Ces personnes ne sont pas des acteurs traditionnels
interprétant un script; ils se montrent tels qu'ils sont
- citoyens de la France de 1999 - recréant certains épisodes
de la Commune de Paris, développant leurs propres réactions
à ces événements et aux liens existant
entre ces derniers et l'état de la société
contemporaine. Les "acteurs" - dont la plupart n'ont aucune
expérience préalable en tant que comédiens
- se sont impliqués dans un processus complexe et collectif
de recherche et de discussion, avant et pendant le tournage,
et nombre de leurs idées et sentiments s'expriment dans
le film, de même que leurs réactions aux événements
de la Commune.
Initialement,
La Commune devait durer 2 heures. Suite au processus
extraordinaire qui eut lieu durant les 3 semaines de tournage,
en particulier l'interaction parmi les comédiens, La
Commune s'amplifia jusqu'à atteindre une durée
de près de 6 heures. En novembre dernier, après
la réalisation de la première mouture du montage
principal, le film fut montré a Arte. Arte aurait très
bien pu refuser le film (et sa durée) dès cet
instant. Au contraire, Arte semblait réagir très
favorablement à La Commune, disant qu'ils feraient tout
ce qui est en leur pouvoir afin de présenter le film
à un public le plus large possible. L'on nous assura
également qu'il était hors de question qu'Arte
diffuse autre chose que cette version longue et intégrale
du film. A ce moment précis, je pense pouvoir affirmer
que nous avions l'impression qu'Arte considérait sincèrement
notre film comme un événement télévisuel
important.
Voilà
pour le passé. Depuis lors, nous avons été
confrontés - et en ce qui me concerne ce n'est certainement
pas la première fois - à ce que la télévision
représente réellement: une masse de contradictions,
avec, vers l'extérieur, des déclarations libérales
et des louanges pour les nouvelles formes, mais à l'intérieur,
une profonde peur du changement et du risque de perdre son pouvoir
sur les spectateurs, et surtout de diffuser quoi que ce soit
qui ne se conforme pas à la Monoforme.
Chaque
film nécessite un type de montage spécifique,
et La Commune ne déroge pas à cette règle.
Compte tenu de l'allongement de sa durée initiale, nous
étions même particulièrement conscients
de ce besoin. En même temps, nous ne voulions pas que
La Commune soit contraint d'emprunter la voie de la Monoforme,
ce qui aurait automatiquement été le cas si le
film avait été aux mains de producteurs de Hollywood
ou de la plupart des chaînes télévisées
de la planète.
J'avais
espéré que la situation à Arte était
différente, raison pour laquelle je m'étais adressé
à eux pour leur proposer ce projet. Malheureusement l'inverse
s'est produit. Bien qu'Arte fit quelques déclarations
publiques en faveur de La Commune (dans Le
Monde Diplomatique
de Mars 2000 par exemple: "La durée ... n'est
pas un problème quand le sujet le mérite. Nous
sommes prêts à bousculer la grille d'une soirée ..."),
dans l'ombre je commençais à subir de sérieuses
pressions pour que le film soit modifié. Mon souci principal
portait sur l'idéologie et le cadre dans lesquels ces
changements devaient intervenir: au travers de conversations
privées Arte commença à railler certains
des comédiens accusés d'être un peu "faibles"
et à critiquer le film pour son absence d'une structure
narrative "serrée". Des lettres d'Arte commencèrent
à arriver pour demander des modifications au film. Dès
ce moment, et jusqu'à très récemment, il
apparu clairement que ces demandes de changements étaient
rédigés dans le langage de la Monoforme, avec
un accent paternaliste soulignant la nécessité
de suivre "certaines règles" afin "d'aider les spectateurs".
J'acceptai
et entrepris certaines des modifications proposées, mais
informai ensuite Arte que La Commune était, à
mon sens, terminé, et que je n'allais pas apporter de
retouches supplémentaires. Un représentant d'Arte
vit le film pour la deuxième fois lors d'une projection
pour les comédiens organisée mi-décembre,
et confirma à nouveau que la version longue était
acceptée et que tout serait fait pour que le film soit
diffusé dans les meilleures conditions. La date du 26
mai fut proposée, en commémoration de la Semaine
Sanglante. Plus tard arrivèrent de nouvelles lettres
me demandant des rendez-vous ainsi que d'autres changements
dans la structure du film. J'ai de nouveau refusé en
répétant que le film était terminé.
En
février la situation s'envenima. Juste avant mon retour
vers la Lituanie, Arte nous informa qu'ils allaient diffuser
la version courte et non la longue, du fait que cette dernière
n'était pas achevée et n'était pas diffusable
sur Arte en l'état (à quelques mots près).
Je suis certain qu'en revenant sur sa parole, Arte tentait de
nous effrayer pour nous pousser à faire les changements
demandés pour la version longue.
Pendant
mon absence, nous avons découvert (nous n'avons pas encore
été officiellement informés) qu'Arte avait
programmé le passage de La Commune entre 10h00
du soir et 4h00 du lendemain matin - c'est à dire à
une heure ou la grande majorité du public français
est couché.
J'ai
immédiatement écrit au Vice-Président d'Arte
pour protester contre ce choix de programmation et pour quelle
raison Arte ne pouvait présenter le film d'une manière
plus raisonnable (par exemple: en 2 fois, entre 10h00 et 1h00
du matin). J'ai déclaré au Vice-Président
que je ressentais comme un outrage à la mémoire
de la Commune de Paris que le film soit diffusé de manière
à ce que les événements de la Semaine Sanglante
ne passent sur les écrans de télévision
français qu'aux environs de 3h00 du matin, en d'autres
termes à un public plongé dans le plus grand des
sommeils. Le Vice-Président n'a pas répondu.
Démarra
ensuite un processus de plusieurs semaines où Arte nous
fit miroiter la possibilité qu'ils reviennent sur leur
choix, avec une série de délais (qui n'arrêtaient
pas de changer) pour la prise finale de décision. Il
est désormais clair qu'Arte n'avait jamais eu l'intention
de modifier leur choix de programmation (qui avait également
été précédemment publié dans
leur grille de programmation).
Nous
pensions au départ que le choix de programmation pour
La Commune avait été fait par un comité
au sein de la bureaucratie de Strasbourg, alors qu'en fait la
décision a été prise par une seule personne
: le Chef de la Programmation d'Arte (voilà pour leur
prétendu "processus collectif de prise de décision).
Ce cadre, qui apparemment ne voulait même pas voir le
film (!!) a dit, "Ce film n'est pas pour le Prime Time". Non
seulement il a refusé d'envisager les autres possibilités
de diffusion proposées, mais il a également refusé
de fournir la moindre raison pour justifier son choix de diffusion.
Pourquoi
Arte veut-elle diffuser l'essentiel du film à une heure
où le public français est couché ?
Pourquoi sont ils revenus sur leur engagement ? Pensent-ils
vraiment que La Commune est un film inachevé,
ou bien que le public ne le regarderait pas compte tenu de sa
longueur ou de son sujet ? Y a-t-il des pressions politiques
provenant de sources qui s'opposent à la diffusion d'un
film bienveillant à l'envers des idéaux de la
Commune de Paris ? Est-ce que Arte a peur de donner la
parole aux citoyens français opposés à
la mondialisation ? Les professionnels au sein d'Arte n'acceptent-ils
pas le film pour sa critique des mass médias audio-visuels ?
Est-ce une forme de vengeance pour mon refus d'aligner La Commune
sur le mode de la Monoforme ?
Savent-ils
qu'en invoquant le caractère "inachevé du film"
pour justifier cette mauvaise programmation, ils utilisent les
mêmes stratagèmes que ceux employés par
la BBC pour interdire le film La Bombe ; que c'était
une expérience ratée, ainsi que la BBC l'a elle-même
expliquée dans une lettre ouverte adressée au
public ?
Quelle
que soit la réponse d'Arte à ces questions, une
chose est sûre : le Musée d'Orsay, où
La Commune est diffusé, dispose de 250 places.
A chaque séance, et ce depuis la fin mars, entre 100
et 150 personnes regardent l'intégralité
de la version longue du film. Le choix de programmation d'Arte
démontre leur manque total de respect pour de telles
personnes qui, à travers la France entière, seraient
susceptibles d'être intéressés par notre
film.
Tout
aussi affligeant est l'incroyable hypocrisie d'Arte : l'écart
entre l'affectation publique de leurs éloges pour La
Commune (dans la presse, les publications officielles et
au Musée d'Orsay), et leurs déclarations privées
à mon encontre, répétant sans cesse le
thème de l'échec du film. "Vous n'êtes pas
parvenu à votre objectif, vous le savez n'est-ce pas ?",
"Votre film n'est pas diffusable par Arte en l'état",
"II faut une structure plus serrée", "éliminer
les scènes trop prosa•ques". Dans ce contexte, les déclarations
d'Arte reproduites dans le catalogue du Musée d'Orsay
("... à quoi sert la télévision - et tout
particulièrement la télévision de Service
public ? Comment en usons-nous, en mésusons-nous ?
Elle nous rappelle que ce moyen de communication mérite
toujours d'être considéré comme un moyen
d'expression à part entière. Qu'il aurait dû
être - qu'il pourrait être - la "bonne nouvelle"
de ce siècle finissant, marqué par les désillusions
du collectif, le coeur vivant de nos démocraties."),
sonnent particulièrement creux. La contradiction est
portée à son comble dans le journal des programmes
d'Arte, où ils parlent de façon élogieuse
d'un film "événement", tout en annonçant
qu'ils le diffuseront à un public absent pour cause de
sommeil.
La
Commune de Paris de 1871 demeure l'un des événements
majeur de l'histoire européenne de ces 150 dernières
années. Au moins 30.000 citoyens ont payé de leur
vie un combat contre certains pouvoirs qui menacent encore nos
sociétés contemporaines. La Commune traite
non seulement des événements de 1871, mais aussi
du combat mené par de nombreuses personnes contre les
problèmes sociaux et économiques croissants causés
par le processus de mondialisation. L'un des rôles principaux
de La Commune est son appel à une plus large parole publique,
et son analyse de la résistance à cet appel au
sein des mass médias.
En
diffusant notre film à un tel horaire, il ne s'agit donc
pas simplement d'un manque total de respect pour la mémoire
de la Commune de Paris , mais également une marque de
mépris, un geste cynique de la part de bureaucrates de
la télévision qui se soucient comme d'une guigne
- et ce depuis toujours - de la parole publique. Une fois encore,
j'en appelle à Arte pour que soit changé le choix
de programmation de La Commune - de diffuser le film
devant un public éveillé. Dans le cas contraire,
je demande à Arte de ne pas diffuser ce film du
tout, et de nous en céder les droits, afin que nous puissions
trouver d'autres moyens de diffuser ce film correctement en
France. Il est heureux qu'Arte ait choisi de financer notre
film, car sinon La Commune n'existerait pas du tout ; mais
il n'y a aucune raison de continuer à garder un film
qu'ils n'ont pas l'intention de montrer.
La
télévision française est (en général)
une parodie - un interminable enchaînement de jeux, débats
et journaux télévisés stupides et manipulateurs.
La Commune essaye de démontrer qu'il existe d'autres
façons de raconter des événements présents
et passés, d'établir un rapport à l'espace
et au temps, de montrer la relation entre le passé et
le présent, et de permettre au public de s'exprimer.
De
nombreux réalisateurs et producteurs européens
considèrent Arte comme étant la seule source encore
disponible pour le financement de films alternatifs. Notre expérience
a éclairé une face très noire de cet icône.
Arte représente désormais une très malsaine
et importante concentration de pouvoir. Ses responsables et
autres cadres détiennent un pouvoir presque inégalé
dans le monde de la télévision. Derrière
le pouvoir personnel et l'immense bureaucratie anonyme du siège
d'Arte à Strasbourg, se cache un mouvement de plus en
plus accentué vers la standardisation de la forme et
des apparences de la majorité de leurs films et programmes,
en lien avec le schéma imprimé par le reste de
la télévision mondiale. Les professionnels du
cinéma français devraient débattre de cette
crise plutôt que d'accepter docilement le comportement
autoritaire d'Arte (et d'autres chaînes de télévision
françaises). Malheureusement, le manque de résistance
au sein des medias, et même l'empressement apparent de
la part de nombreux réalisateurs et producteurs à
céder devant l'autorité de la télévision,
et leur propre recours à des formes de langages non-démocratiques
tels que la Monoforme, fait des ravages dans l'environnement
social en renforçant la relation autoritaire instituée
entre la télévision et le public.
Dans
ces circonstances, l'un des aspects majeurs du processus de
notre film a pris la forme d'une série de débats
publics qui ont eu lieu en mars de cette année. Le
Rebond pour la Commune fut initié par Jean-Marc Gauthier,
artiste et comédien dans ce film, et organisé
à Montreuil par de nombreux autres comédiens et
techniciens ayant participé au tournage. Un processus
public collectif et créatif tel que ce débat,
étendant vers l'extérieur ce qui se produit
dans l'image, est devenu une possibilité très
réelle et nécessaire pour diluer la hiérarchie
des médias.
Personnellement,
j'ai décidé de me détacher entièrement
et pour toujours du cinéma et de la télévision.
Au cours des trente dernières années l'hostilité,
l'humiliation, la marginalisation et la dérision que
j'ai dû endurer de la part des professionnels m'ont mis
dans un état de surcharge toxique. Je projette donc de
travailler désormais avec d'autres formes de communication.
J'ai l'intention de développer un site Internet avec
les comédiens de La Commune, comprenant des idées
pour développer le processus initié par le Film
et par Rebond. Je prévois également d'utiliser
ce site pour diffuser des extraits d'une lettre ouverte, La
face cachée de la lune, que j'avais adressée
aux professionnels des medias il y a deux ans. Ce texte analyse
les effets de la Monoforme et propose des contre-mesures pratiques
pour les professionnels et les enseignants.
Je
ne regrette pas d'avoir réalisé La Commune
en France. Je ne peux imaginer un thème plus puissant
ni une expérience plus enrichissante que le sujet de
mon dernier film. Je suis très fier de tout ce que nous
avons réalisé dans des conditions extrêmement
difficiles, et je serais toujours profondément redevable
à l'ensemble des comédiens. Leur courage et leur
engagement sont un étonnant exemple de citoyenneté
et de solidarité, et soulignent les capacités
réelles qu'offre la télévision en tant
que médium. »
Peter
Watkins, cinéaste et critique des médias
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