Philippe Grandrieux Nicole
Brenez, directrice de la programmation de la Cinémathèque
française, Philippe Grandrieux est l'auteur de nombreux essais documentaires et de deux longs-métrages, "Sombre" en 1999, "la Vie nouvelle" en 2002, qui constituent la pointe avancée des recherches cinématographiques et représentent pour le présent ce que les films de Jean Epstein furent aux années 20 et 30 ou ceux de Philippe Garrel aux années 70 et 80. D'où vient une telle exigence, et quel horizon de cinéma ouvre-t-elle ? L'exigence provient d'une position radicale, c'est-à-dire d'une dynamique qui cherche à remonter aux sources les plus profondes et obscures du désir de représentation. Pourquoi faire des images, à quoi servent-elles, quelle nécessité réelle peut bien les animer ? L'Ïuvre de Philippe Grandrieux se confronte donc à rien moins que ceci : il existe une nécessité anthropologique des images et le cinéma peut s'y mesurer. Dans l'histoire des représentations, une telle nécessité a le plus souvent été pensée en termes de sacré, ou de pouvoir, ou de symptôme collectif (le Zeitgeist). Mais Philippe Grandrieux répond : "Que cherchons-nous à toucher depuis les premières mains négatives imprimant dans la roche la longue déambulation hallucinée des hommes à travers le temps, que cherchons-nous à atteindre aussi fébrilement, avec tant d'obstination et de souffrance, par la représentation, par les images, si ce n'est d'ouvrir la nuit du corps, sa masse opaque, la chair par laquelle on pense, et de déployer à la lumière, face à nous, l'énigme de nos vies." (Cahiers du Cinéma, octobre 2000). La réflexion de Philippe Grandrieux appartient à la modernité du corps, celle de Freud, d'Artaud, de Deleuze, de Foucault pour ne citer qu'eux, et renvoie donc la nécessité anthropologique de la représentation à l'immanence. L'image ne se donne plus comme reflet, discours ou monnaie d'un quelconque absolu, elle travaille à investir l'immanence, sous les espèces de la sensation, de la pulsion et de l'affect. Faire un film consiste à descendre par les fils intermittents des connexions neuronales jusqu'aux gouffres les plus ténébreux de nos expériences sensibles, jusqu'à se confronter à la terreur pure de la pulsion de mort (Sombre) ou à celle plus immense et insondable encore de l'inconscience, de l'opacité totale (la Vie nouvelle). La Vie nouvelle, par exemple, explore toutes les façons dont nous ne comprenons pas le monde : sommeil, rêve, fantasme, transe, délire, plongée du personnage dans des logiques mafieuses incompréhensibles, éblouissement affectif, confusion générale des corps et des perceptions ... Pour prendre en charge cette dimension ordinaire et refoulée de l'expérience humaine, il faut évidemment recourir à de tout autres logiques que les économies discursives habituelles, inventer d'autres textures, frayer d'autres voies descriptives, passer par d'autres instruments que le langage et les enchaînements normés. Mais une telle exploration ne s'oppose pas à la raison ni à la logique : ce qui serait déraisonnable et irresponsable, ce serait de négliger, d'oublier voire de forclore ce qu'un siècle d'analyse freudienne nous a appris sur le psychisme, de continuer à raconter de petites histoires d'action/réaction comme si nous ne savions rien de la panique et des mystères qui nous habitent. Comme ceux d'Epstein, de Garrel, mais aussi de Tod Browning ou de Jean Vigo, les films de Philippe Grandrieux ne racontent pas d'histoire, sur la base d'un schème narratif ils inventent un mode d'élaboration voire de perlaboration susceptible d'accéder au ça, au grand réservoir pulsionnel, qui dans la Vie nouvelle soudain trouve une figuration infernale digne du Greco ou de Dante. Se mesurer à l'inconnaissable, à ce que précisément nous ne voulons pas savoir : parce qu'il est enchaînement et déchaînement d'images, le cinéma peut le risquer. Rien n'est plus noble que de fracasser un film sur une telle ambition, une telle croyance, une telle confiance : le cinéma peut tout manifester, il peut être vertigineux comme un coma, impitoyable comme un traité de Hobbes, limpide comme la spectrographie d'un cadavre. Un tel voyage à tâtons dans l'inconscient prend, ainsi que l'explique très bien Jean-Claude Polack, la forme d'un cauchemar, Mais c'est un cauchemar collectif, en aucun cas une petite rêverie privée, il s'agit du cauchemar effectif dans lequel nous sommes tous plongés depuis que les idéaux révolutionnaires ont révélé leur caractère non-viable et laissé le monde sans le moindre espoir, abymé dans une ruine non seulement matérielle mais morale. Pourquoi ? Que s'est-il passé ? Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas vivre ensemble ? Pourquoi la guerre de tous contre tous, l'exploitation générale, au mieux la trahison inéluctable et au quotidien les défoulements de violence qui se déchargent n'importe comment et sur n'importe qui ? La Vie nouvelle donne un état des lieux du psychisme humain au début du XXI° siècle : toujours aussi fou de sentimentalité, hébété de malheur (" les guerres au XX° siècle et le XX° siècle comme guerre ", écrivait le philosophe tchèque Jan Patocka dans ses Essais hérétiques), et déchiré par la lucidité à la manière de la Médée de Pasolini hurlant sur le fond de sa maison en flammes où brûlent ses petits enfants, " Plus rien n'est possible ! ". Et pourtant, nous ne pouvons plus désespérer tout à fait, justement parce que la Vie nouvelle existe, et que pareille uvre nous montre en dépit de tout de quelle beauté, de quelle intelligence profonde, de quels gestes d'amour l'esprit humain s'avère aussi capable. Nicole Brenez. |
|||||
licence TSA 00-02 |