La
longue marche du mouvement associatif pour transcender les
frontières politiques de la citoyenneté
par Mogniss H. ABDALLAH agence IM'média
Dans
l'histoire de la république française, le droit d'expression
et la liberté d'association sont des notions étroitement imbriquées.
Or, qui dit droit d'expression et liberté d'association, éveille
immanquablement le soupçon d'action politique collective échappant
peu ou prou à l'emprise directe de l'Etat. Certes, la déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en son article
2, admet que "le but de toute association politique est
la conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté
et la résistance à l'oppression." Mais les révolutionnaires
français de 1789 récusaient l'idée de la constitution entre
les individus et l'Etat de corps intermédiaires qui risqueraient
de diviser la Nation. C'est le sens de la loi Le Chapelier,
adoptée par l'Assemblée constituante le 14 juin 1791, qui
interdit aux ouvriers -mais aussi aux maîtres-toute association
ou toute forme d'action collective par "délibérations",
"affiches", "lettres circulaires" ou par "tout
attroupement" pour faire pression, par exemple, contre
"ceux qui se contenteraient d'un salaire inférieur".
A l'époque, il semble que seul Marat contesta la dimension
politique de cette mesure tendant à réduire les droits d'expression,
dans un article publié dans L'Ami du peuple intitulé
"Usurpation des droits de la souveraineté du peuple par
ses représentants." (cité par Jean-Louis Robert in "1791
: liberté du marché et Nation, Le Monde du 14 novembre
2000). Il faudra attendre la fin du XIXème siècle, tout agité
par la question sociale, pour obtenir le droit de réunion,
la liberté de la presse et la reconnaissance des syndicats.
En 1884, Pierre Waldeck-Rousseau, alors ministre de l'Intérieur,
fait voter la loi sur les associations professionnelles. Devenu
président du Conseil, il est ensuite l'inspirateur de la loi
1901 sur la liberté d'association que nous connaissons aujourd'hui.
Cette loi d'inspiration libérale entérine enfin le droit d'association
pour les individus et les buts les plus divers, à l'exception
notable de celui qui porterait "atteinte à l'intégrité
du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement"
(article 3).
Dès
1926, l'Etoile nord-africaine réclame "l'éligibilité à toutes
les assemblées" Dès lors, des groupes d'étrangers et de
travailleurs immigrés vont eux aussi constituer leurs associations
loi 1901. Parmi celles-ci, l'Etoile Nord-africaine (E.N.A.),
qui se déclare en 1925 comme une "association de bienfaisance
au profit des travailleurs immigrés", sera l'une des plus
connues. Certains diront qu'elle s'est montée sur les décombres
de "l'association de la fraternité islamique". Il a
été plus clairement établi par son dirigeant, Messali Hadj,
que l'Etoile Nord-africaine est apparue dans le prolongement
de la campagne à Paris du candidat communiste Hadj Ali Abdelkader,
d'origine algérienne, lors des législatives de 1924. Le déclic
aurait donc été d'ordre politique, et non religieux. (cf.
Messali Hadj, de Benjamin Stora, éditions Le Sycomore,
Paris, 1982). Selon un rapport de police de l'époque, Messali
Hadj demanda dès 1926 "l'abrogation de l'indigénat et la
suppression pure et simple de toutes les mesures illégales
prises pour limiter le droit des Algériens et Marocains à
voyager librement entre leur pays et la France. Il réclama
la représentation des Nords-africains à la Chambre, ainsi
que la liberté de la presse et la liberté de réunion."
De fait, l'Etoile Nord-africaine réclamait d'ores et
déjà "le droit à l'électorat et à l'éligibilité à toutes
les Assemblées, y compris au Parlement, au même titre que
les autres citoyens français", ainsi que "l'amnistie
pour tous ceux qui sont emprisonnés, en surveillance spéciale
ou exilés pour infraction au code de l'indigénat ou pour délit
politique". Ces revendications d'ordre civique et politique,
qui seront minorées voire omises dans la presse communiste
pourtant censée être gagnée à la cause de l'E.N.A., précèdent
puis accompagnent son engagement pour l'indépendance de l'Algérie.
Mais c'est suite à son appel pour l'indépendance que l'E.N.A
sera dissoute en 1929, en vertu de l'article 3 précité de
la loi de 1901 (reconstituée, l'E.N.A. sera de nouveau dissoute
en 1937). Le PCF reprendra alors à son compte un certain nombre
de ces revendications au début des années trente (cf. Rahma
Harouni, Le débat autour du statut des étrangers dans les
années 30, Le Mouvement social n¡ 188, juillet-septembre
1999, Les éditions de l'Atelier/ Editions Ouvrières). Sans
suites: elles seront sacrifiées sur l'autel de l'unité du
Front populaire au gouvernement.
"L'association
s'interdit toute activité politique" Par la suite,
le PCF sera décrié comme le "parti de l'étranger" .
Ironie de l'histoire, c'est la loi de 1901, revue en 1939
par le régime de Vichy, qui "a permis d'interdire le PCF
comme association dirigée de fait par des étrangers" (cf.
René Dumont, Liberté d'association pour les étrangers,
le Monde 5/2/1977). En effet, sous prétexte de lutter
plus efficacement contre les regroupements nazis et apparentés
en France, le gouvernement Daladier signe le fameux décret-loi
du 12 avril 1939 sur les associations étrangères. Ce décret-loi
soumettait les "associations étrangères" à l'autorisation
préalable et au contrôle discrétionnaire du ministre de l'Intérieur.
Par "associations étrangères", il était entendu toute
association ayant son siège à l'étranger ou "dirigée de
fait par des étrangers", mais aussi toute association
comprenant plus d'un administrateur étranger ou "un quart
au moins de ses membres étrangers". Si ces dernières menaçaient
"la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat", elles
pouvaient être dissoutes par voie administrative et non plus
judiciaire. L'autorisation administrative, pouvant être refusée
sans motif, n'était par ailleurs pas définitive. Subordonnée
à "l'observation de certaines conditions" (les textes
ne précisent pas lesquelles), elle était aussi soumise à renouvellement
périodique, et pouvait être retirée à tout moment. La pratique
administrative rajoutera au décret-loi de 1939 l'obligation
de mentionner dans les statuts la phrase : "l'association
s'interdit toute activité politique". Ainsi, si les étrangers
se voient concéder le droit d'association -une liberté sous
contrôle de police-, ils se voient refuser le droit d'expression
politique. (cf. Les étrangers et le droit d'association,
Comité pour l'abrogation du décret-loi de 1939, CIEMM, 1979).
Le PCF demandera en 1948 l'abrogation de ce décret-loi discriminatoire
à l'encontre des étrangers qui touche aussi par ricochet les
associations françaises sommées de déclarer leurs adhérents
étrangers. Sa proposition de loi sera enterrée en commission,
les uns et les autres pensant que le texte tomberait de lui-même
en désuétude. En fait, il sera bien mis à contribution, notamment
dans les années soixante-dix, pour tour à tour menacer, refuser
ou interdire a posteriori nombre d'associations, parmi
lesquelles l'AMF (association des Marocains en France, créée
en 1961), l'Organisation des communistes africains, les regroupements
d'étudiants d'Afrique noire francophone (Gabon, Cameroun,
Côte d'Ivoire, Mali) ou encore l'association des travailleurs
pakistanais. A noter également que des unions antillaises
ou réunionnaises ont été visées, ainsi que des associations
françaises comme des ASTI ou encore le Conseil consultatif
des immigrés de Chambéry, constitué en 1977 et dissous l'année
suivante par le ministre de l'Intérieur. Pour autant, beaucoup
d'associations étrangères se développent dans la même période.
Durant les années qui précèdent l'arrivée de la gauche au
pouvoir en 1981, trois cents associations auraient ainsi été
déclarées chaque année, après autorisation. (d'après une enquête
de la Fonda. Cf. Dix ans de liberté associative pour les
étrangers en France, La Tribune Fonda n° 92,
décembre 1992).
L'expression
culturelle comme moyen d'action politique Ces associations
dites "autonomes", constituées pour la plupart sur
une base nationale, se donnent pour objectif de répondre aux
besoins sociaux et culturels des travailleurs immigrés, en
leur apportant une aide juridique, matérielle ou morale. Leur
attention est également concentrée sur la situation dans le
pays d'origine. Leurs dirigeants sont souvent des opposants
aux régimes en place. Mais les associations s'astreignent
officiellement au "devoir de réserve" et à la "neutralité
politique". La peur de l'interdiction ou pis encore de
l'expulsion, plane. Aussi se cantonnent-elles pour l'essentiel
dans les activités culturelles. Dans le foisonnement culturel
des années soixante-dix marqué par la révolte de Mai 68, cela
apparaît comme une stratégie de contournement de l'interdit
politique. Le droit à l'expression culturelle, fortement revendiqué
par exemple à l'occasion des festivals de théâtre populaire
des travailleurs immigrés organisés par la MTI (Maison des
travailleurs immigrés, qui regroupe depuis 1973 plusieurs
associations de Marocains, d'Algériens, de Portugais et de
ressortissants d'Afrique noire), est bien compris comme un
euphémisme pour désigner le droit d'expression politique.
(cf. Culture immigrée, revue Autrement n°
11, novembre 1977). Cependant, il serait erroné de n'y voir
qu'une forme déguisée d'intervention politique. En effet,
les militants immigrés sont alors fort divisés sur le sens
même qu'ils donnent à un engagement politique plus ou moins
avoué. La majorité des associations immigrées regroupées par
nationalité se battent pour la liberté d'expression politique
dans le pays d'origine, et n'entendent pas se substituer aux
syndicats ou aux partis politiques français de gauche. D'une
certaine manière, elles intériorisent même le discours dominant
qui érige pour principe que pour faire de la politique, il
faut être Français. Ce "tropisme blédard" les amènent
pour la plupart à se prononcer contre le droit de vote et
les naturalisations. (cf. l'auto-critique de Mohieddine Cherbib
et Nabil Azzouz in Une vieille idée neuve en France : le
droit de vote des étrangers, L'Observateur/Gözlem
n°3-4-5, CFAIT, septembre 2000).
L'auto-affirmation
politique pour "arracher les droits de citoyens" En
revanche, d'autres militants immigrés prétendent s'engager
"ici et maintenant", et s'invitent directement dans
l'arène politique française. Lors de l'élection présidentielle
de 1974, le jeune arabe Djillali Kamel présente de façon spectaculaire
sa candidature pour faire valoir les droits des immigrés tels
qu'ils se les représentent eux-mêmes. "Pour parler de nos
problèmes, il n'y a que nous qui puissions le faire",
dira-t-il. (cité par Gilles Verbunt in L'intégration par
l'autonomie, Ciemi, 1980). "Nous n'irons pas aux bureaux
de vote, mais nous voterons à notre manière", rajoute-t-il
(cf. le film Des immigrés racontent, 1974) Aussi volontariste
soit-elle, cette initiative soutenue par le MTA (Mouvement
des travailleurs arabes) provoquera un réel débat sur
le droit d'expression politique autonome des travailleurs
immigrés. Il s'agira d'ailleurs moins pour ces militants immigrés
d'une discussion théorique abstraite sur l'opportunité du
droit de vote et ses différentes formes captives de délégation
de pouvoir, qui les aurait relégués en situation de spectateurs
passifs de joutes politiciennes franco-françaises, mais plutôt
d'une auto-affirmation empreinte de défiance. Ce courant lie
les luttes concrètes pour l'égalité des droits culturels et
sociaux avec le droit d'expression politique, tout comme le
Comité de coordination des foyers Sonacotra. Le journal
Sans Frontière et les premières radios immigrées s'en
inspireront. Il établit lui aussi des liens avec la gauche
française, y compris les socialistes, dont Jean Le Garrec
et un certain François Mitterrand, avec lesquels ils discuteront
notamment du droit de vote. C'est de cette filliation que
naîtra en 1982 le Collectif pour les droits civiques.
Constitué à la veille de la campagne électorale pour les municipales
de mars 1983, ce collectif qui prend en compte l'émergence
du phénomène "beur" dans sa tentative de redéfinir la place
des populations issues de l'immigration dans la société française,
résume son projet par l'affirmation suivante : "nous voulons
être citoyens là où nous vivons". Le journal Sans Frontière
se propose de devenir une tribune, régulière et contradictoire,
pour "l'affirmation que nos droits d'expression politique
sont inaliénables" et pour témoigner de "notre volonté
d'arracher nos droits de "citoyens" sans devoir changer de
nationalité". "Nous n'avons toujours pas le droit de
vote. Mais nous pouvons prendre le droit d'organiser nous-mêmes
nos propres bureaux de vote, nos propres cartes d'électeurs".
(Méjid Amar Deboussi in "le 6 mars 1983 : et si on votait?
Sans Frontière, février 1983) Il participe à l'organisation
de "la fête des futurs votants" dans la grande salle
de la Mutualité à Paris le 4 mars 1983, où se déroulera un
référendum symbolique pour le droit de vote des immigrés.
Si le résultat semble mitigé, le débat est relancé, sur la
base d'une déconnexion entre nationalité et citoyenneté. Sans
Frontière rappelle en outre que "le problème n'est plus seulement
entre le pouvoir et les immigrés. Il est aussi entre les immigrés
eux-mêmes et entre immigrés et associations de soutien" (op.
cité). Le Conseil des associations issues de l'immigration
en France (CAIF), créé pour prendre la relève de la MTI adoptera
finalement la revendication du droit de vote en 1984, et le
Le PCF y adhère en 1985.
Le
"droit de cité" dans la vie locale : avancées et limites
Cette dynamique se développe au moment où la gauche au pouvoir
depuis 1981 semble résignée à abandonner son projet initial
d'accorder le droit de vote aux immigrés pour les élections
locales. La gauche a certes abrogé le décret-loi de 1939,
permettant de rétablir le droit d'association pour les étrangers
(loi du 9 octobre 1981), et a instauré l'égalité des droits
de représentation syndicale (lois Auroux de 1982). Mais quid
des droits civiques ou politiques? Sa&itrema;d Bouziri, ex-animateur
du MTA puis de Sans Frontière et de l'association Génériques,
s'interroge : "Il faut se demander si le droit d'association
n'a pas permis d'esquiver, de fait, le débat sur l'ensemble
des droits civiques des étrangers en France. La réforme de
1981 a été évoquée pour empêcher, justement, toute réflexion
sur le découplage entre ces deux notions (citoyenneté et nationalité).
Elle a servi d'argument lorsqu'il a fallu renoncer publiquement
à accorder le droit de vote" (La tribune Fonda n°
92, décembre 1992, op. cité) Le droit d'association n'impliquerait
donc pas nécessairement une avancée vers la reconnaissance
des droits politiques des immigrés. L'Etat ne renoue-t-il
pas ainsi avec son penchant à dénier aux associations un réel
pouvoir d'intervention dans le champ politique? Situation
en apparence d'autant plus paradoxale que ce recul intervient
dans une période où les associations sont de plus en plus
présentées comme des acteurs importants de la vie locale,
et où la notion de citoyenneté communale se généralise. La
décentralisation, et le processus de "démocratie participative"
amorcé au milieu des années soixante-dix sont censés associer
davantage les citoyens dans leur diversité à la gestion des
affaires de la cité. Il est même question de dévolution de
certains pouvoirs de décision aux nouveaux comités de quartier
par exemple. En réalité, l'Etat n'a de cesse de limiter toute
velléité d'autonomie décisionnelle des nouvelles instances
de délibération locale, et ne leur confère le plus souvent
qu'un caractère consultatif. De ce point de vue, ni les commissions
communales consultatives des immigrés ni même les élus-associés
aux conseils municipaux de Mons-en-Bareul, Amiens ou Cerizy
(deux-Sèvres) ne dérogeront à la règle commune. Ils émettent
un avis sans valeur coercitive pour l'exécutif. La sphère
du politique renforce ainsi sa prééminence, tout en concédant
sur le mode paternaliste que les associations, véritables
"écoles de la citoyenneté" et vivier de futurs militants,
forment un possible sas d'entrée pour le passage au politique.
La
société civile, contre-pouvoir ou nouvel espace politique
? Ce rapport instrumental aux associations va par la suite
s'aggraver par une sorte d'injonction de participer à la vie
publique pour répondre à la crise du système politique lui-même.
Mais les associations issues de l'immigration, en plein essor
depuis le succès de la Marche pour l'égalité de 1983 et qui
cherchent à se structurer en mouvement national, n'ont pas
du tout l'intention de se plier sous les fourches caudines
de cette conception de la participation politique qui infantilise
les citoyens, français ou de nationalité étrangère. "Convergence
84, la "deuxième marche" des rouleurs pour l'égalité,
ne s'adressera plus seulement à l'Etat, mais aussi à la société
civile", rappelle Sa&itrema;d Bouamama (in Douce France, la
saga du mouvement beur, Quo Vadis/IM'média, 1993). La
troisième marche de 1985 se déroulera sur le thème des droits
civiques. Pour les associations initiatrices, il s'agit de
provoquer un débat sur les limites de la démarche qui incite
les jeunes à faire preuve de civisme en allant s'inscrire
sur les listes électorales, et à les faire voter pour les
partis politiques en place. Récusant le clivage entre les
Beurs qui votent et les parents ou les grands frères de nationalité
étrangère, la troisième marche met la priorité sur le droit
de vote, alors que le nouveau venu France Plus, qui prétend
capter le potentiel électoral beur, s'y oppose avec virulence.
L'association Mémoire Fertile, organisatrice en 1988 des Etats-Généraux
de l'immigration, approfondira quant à elle le concept de
"nouvelle citoyenneté". Pour tenter d'enrayer la dérive
gestionnaire et apolitique de la vie associative, elle préconise
l'investissement des espaces de citoyenneté concrète (associations
de locataires, parents d'élèves, etc.) mais butera sur la
question de savoir s'il faut se constituer en contre-pouvoir
capable de créer un rapport de forces favorable vis-à-vis
des pouvoirs publics, ou s'il ne vaut pas mieux s'investir
dans le jeu politique existant?
L'intégration
dans le jeu institutionnel existant La fin des années
80 a vu la conjonction de deux facteurs qui poussent à la
deuxième option. D'abord, pour se protéger vis-à-vis d'un
possible retour aux pratiques d'expulsion pour agitation politique,
brandi par le ministre de l'Intérieur Charles Pasqua entre
1986 et 1988, nombre de militants issus de l'immigration ont
fait le pas de demander la nationalité française. Cette démarche
a été avant tout individuelle, et n'a guère fait l'objet de
discussions publiques. Si elle semble un aveu d'impuissance
face à une logique nationalitaire amplifiée par le retour
en force des mythes fondateurs de la république à l'occasion
du Bicentenaire en 1989, elle est assumée par les uns et les
autres avec un certain pragmatisme. Dans le même temps, le
parti socialiste enjoint les militants associatifs et toute
la "génération Mitterrand" de le rejoindre pour préparer
la reconquête du pouvoir. Si les dirigeants de SOS Racisme
et du mouvement étudiant de 1986, préparés à la manuvre,
ont aussitôt occupé des postes politiques importants pour
l'essentiel au PS, les militants associatifs issus de l'immigration
tentés ont investi les partis politiques en ordre dispersé,
à titre individuel. (les effets d'affichage médiatique de
France Plus, qui annonce en 1989 plus de 150 conseillers municipaux
élus, dont plusieurs maire-adjoints, ont un temps pu faire
illusion). En conséquence, ils occuperont des postes de moindre
importance et seront souvent brocardés comme "immigrés
de service". Ils ne disposeront plus de la force collective
de leurs associations d'origine. Ces dernières voient en effet
d'un mauvais il la distance grandissante se creuser
entre la fonction d'élu, évoluant dans un monde politique
avec ses codes propres, et la vie associative locale. De fait,
les associations se trouvent dépossédées de leur ambition
d'être le lieu même d'une activité politique concrète. Et
leurs membres, soupçonneux vis-à-vis de stratégies de promotion
personnelle, renâcleront de plus en plus à servir de simples
relais sur le terrain pour légitimer l'action de leurs élus
dans l'arène politique. Ce qui explique en partie que les
associations concernées périclitent, voire disparaissent.
Quelques figures de l'immigration parviennent cependant à
se hisser dans les appareils de grandes associations françaises
comme la Ligue des droits de l'homme ou la Fonda, ou encore
à sièger dans des instances officielles en tant que personnalités
qualifiées. Et certaines de ces associations se regroupent
elles-mêmes pour le droit de vote (collectif "J'y suis,
j'y vote" en 1989), pour la réforme des lois sur les étrangers
ou contre celle du code de la nationalité.
Une
discrimination politique aux relents de survivance coloniale
Les interrogations sur le "passage au politique"
des élus issus de l'immigration ou de la vie associative ont
quasiment occulté la question du droit de vote des immigrés
tout au long des années quatre-vingt-dix. Et pourtant, les
résidents étrangers ont à plusieurs reprises manifesté leur
intérêt pour leur participation à la chose publique, ici et
là-bas. Un sondage publié dans l'hebdomadaire l'Express du
20 mars 1990, 66% des immigrés sondés (et même 73% des Maghrébins)
se déclarent favorables au droit de vote pour les municipales.
Ils souhaiteraient également participer aux présidentielles
à 57%, voire aux législatives ou aux européennes. En outre,
les élections présidentielles de 1995 en Algérie ont montré
une surprenante mobilisation des électeurs algériens en France.
N'est-ce pas un comble? Alors que certains mettent en doute
la motivation civique des immigrés, les résidents algériens
de France et d'Europe votent en masse, et de surcroît sont
éligibles pour une représentation politique dans le pays d'origine
(quatre députés issus de l'immigration siègent au parlement
national à Alger). "Maintenant on peut voter", disaient-ils
fièrement en 1995, tout en incitant leurs enfants de nationalité
française à aller voter lors de toutes les élections françaises
et européennes dont ils restent exclus. Ces faits témoignent
bien d'une volonté de s'inscrire dans un double espace politique,
à la fois ici et là-bas. Une évolution similaire se fait jour
chez les Marocains, voire chez les immigrés maliens impliqués
dans les projets associatifs de développement local qui briguent
avec succès des mandats électoraux au pays. Rares ont été
les militants associatifs qui ont perçu cette évolution citoyenne
des immigrés à cheval sur les frontières du national et du
politique. Il aura fallu en 1998 la nouvelle donne du droit
de vote et d'éligibilité aux élections municipales et européennes
des résidents de l'Union européenne, adopté sans débat public
en application des traités de Maastricht, pour que les associations
issues de l'immigration se ressaisissent publiquement de la
question des droits politiques. Et encore est-ce à travers
le prisme d'une nouvelle discrimination vécue comme insoutenable:
en effet, comment peut-on accepter de voir octroyer aux seuls
Européens, sans condition de résidence précise, des droits
politiques que les résidents extra-communautaires présents
depuis parfois plusieurs générations, s'évertuent à réclamer
depuis si longtemps?
Dès 1997, le Conseil consultatif des étrangers de Strasbourg
adopte une Charte des résidents étrangers, signée par
la maire de la ville Catherine Trautmann, qui s'engage à promouvoir
une "citoyenneté de résidence" pour tous. Et à l'occasion
des élections européennes de juin 1999, il organise un vote
symbolique sur le thème "J'y suis, j'y vote". Au niveau
national, le nouveau collectif "Un(e) résident(e), une
voix", regroupant des associations issues de l'immigration
quelque peu érodées par les désillusions passées, participe
à la relance du débat aux côtés des associations de solidarité,
regroupées pour leur part dans le collectif "Même sol,
même droit, même voix". Si la gauche plurielle au gouvernement
finit par concéder que cette discrimination supplémentaire
n'est pas tenable et qu'il faudra bien un jour ou l'autre
inscrire le droit de vote de tous les résidents étrangers
dans les textes de loi de ce pays (début mai 2000, l'Assemblée
nationale a voté en première lecture un texte en ce sens qui
reste bloqué au Sénat), les militants associatifs s'insurgent
contre l'idée de devoir endurer encore une fois l'épreuve
d'une période transitoire, voire probatoire, avant d'accéder
à cette égalité de traitement tant vantée comme valeur fondamentale
de la République. N'en déplaise à Pierre Rosanvallon et aux
nationaux-républicains, ils récusent désormais la "catégorie
de l'étranger" en affirmant leur appartenance à la "communauté
politique des citoyens" censée fonder la nation française.
A cet égard, ils ne sauraient plus se satisfaire de droits
politiques partiels, solution assimilée à une survivance coloniale
qui rappelle par trop le principe des "citoyens de seconde
zone" ou le "deuxième collège" en Algérie (cf.
Abdelmalek Sayad, Presse et immigrés en France, décembre
1985; Jacques Berque in Hommes & Migrations, avril-mai
1991; Tarek Kawtari du MIB in Témoignage Chrétien,
11 mai 2000).
Autre phénomène nouveau par son ampleur, les associations
d'action citoyenne apparues dans les années quatre-vingt-dix,
qui ont su forger un alliage subtil entre identité sociale
locale et références communautaires, réclament elles aussi
le droit de vote pour tous les "parents de Zidane".
"Responsabiliser les parents", cela devrait commencer
par leur reconnaître une responsabilité politique. Une convergence
inédite entre types d'associations fort diverses pourrait
dès lors se matérialiser autour du droit de vote et d'éligibilité
pour les municipales de mars 2001. Au-delà, la question de
l'égalité pour tous les droits politiques est posée. Continuer
à ne pas prendre au sérieux l'exigence de ces droits politiques
pour les immigrés en misant sur l'épuisement des associations,
renchérir sur leur manque de représentativité ou sur leur
prétendue incapacité chronique à se constituer en mouvement
national puissant, ce serait un pari risqué. Car la désillusion
vis-à-vis de l'action politique, partout en forte progression,
n'est une perspective de bon augure pour personne. Et la société
française a vraiment besoin de l'apport de ses citoyens issus
de l'immigration.
par
Mogniss H. ABDALLAH agence IM'média
Texte paru dans la revue Hommes & Migrations
n°1229 janvier-février 2001
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