Ce
soir, les détenus de la prison de la Santé, à
Paris, auront droit à une projection très privée.
Ils vont voir le film de Pierre Carles, Pas vu, pas pris, -issu
d'un premier document intitulé Pas vu à la télé-
qui piège des stars du journalisme. Ils sont quelques milliers,
comme eux, à avoir eu ce privilège: les Belges,
grâce à la RTBF, qui a diffusé le film en
1996, des étudiants en école de journalisme, des
lecteurs de Charlie Hebdo, des anonymes à Paris et en province
(1)...
Mais
le grand public, lui, n'a jamais pu s'en régaler. Censuré.
Une première fois par Canal+ en avril 1995. Et une seconde
fois la semaine dernière (Libération du 26 juin).
La bande-son du film devait passer à la radio jeudi. Ce
jour-là, histoire de clore en beauté la saison de
Là-bas si j'y suis, son émission sur France
Inter, Daniel Mermet décide d'en diffuser trente minutes.
L'AFP, Libération, le Parisien, le Figaro, l'Humanité...
annoncent l'émission. Seulement, vers 9 heures, une lettre
recommandée et une télécopie parviennent
à Jacques Santamaria, le directeur des programmes de Radio
France. Le courrier de la directrice juridique des programmes
de Canal + est limpide: «A toutes fins utiles, nous vous
informons par la présente que Canal+ s'oppose à
toute diffusion d'extraits sonores du programme dont Canal+ est
producteur, réalisé par Pierre Carles (...), qui
pourraient être insérés dans cette bande-son...»
Canal est en effet propriétaire de quatorze minutes de
Pas vu, pas pris, une première mouture commandée
par la chaîne, en 1995, à Pierre Carles. Et refusée
ensuite. Inter recule. A Radio France, la tergiversation ne dure
guère. France Inter ne veut pas s'opposer à Canal+.
«Quand nous avons reçu la lettre, relate Jacques
Santamaria, nous avons consulté la direction juridique
de Radio France, en la personne de son directeur, Bertrand Delcros.
Au vu de son analyse, et en accord avec Gilbert Denoyan, directeur
général, j'ai pris la décision de demander
à Daniel Mermet de renoncer à cette diffusion. Ce
n'est pas le souhait de Radio France de se mettre en contravention
avec le code de la propriété intellectuelle.»
Pour
ce dernier, les événements se sont déroulés
d'une façon sensiblement différente. Dans une lettre
distribuée à la rédaction d'Inter, Mermet
s'insurge: «La décision d'obtempérer à
l'injonction de Canal+ a été prise sans consultation,
ni du producteur de l'émission, ni de la direction de Canal+,
ni des producteurs du film, ni du service juridique de Radio France,
et sans savoir quel était le bien-fondé des exigences
de Canal+, la chaîne de l'insolence.» «C'est
une affaire de principe du service public, s'emporte Daniel Mermet,
interrogé hier. Alors que Radio France était la
voix de la France, que nous avons pas mal bossé pour prendre
nos distances avec le pouvoir politique, aujourd'hui, c'est le
pouvoir économique qui nous fait fermer notre gueule!»
Ce dernier épisode vient relancer la carrière d'un
film au parcours déjà très encombré.
Il
faut remonter à 1994 pour comprendre l'histoire. Pierre
Carles travaille alors pour Brut, l'émission d'Arte. Il
propose les images d'une conversation piratée le 6 juin
1994, peu avant le 20 heures de TF1, entre Etienne Mougeotte,
vice-président de TF1, et François Léotard,
alors ministre de la Défense. Mais Jér™me Clément,
président de la Sept-Arte, n'est pas très chaud,
et les producteurs de Brut refusent de diffuser des Ç images
volées È. Carles réitère sa tentative
auprès de Canal+, en 1995. La chaîne lui a en effet
donné «carte blanche» pour sa journée
spéciale «La télé, le pouvoir, la morale».
Carles en tire un petit film de quatorze minutes, baptisé
Pas vu à la télé, où il soumet
les images de Mougeotte et de Léotard à des stars
médiatiques (Benyamin, Sinclair, Villeneuve...) et enregistre
leurs réactions face à ce qu'il considère
être une illustration de la connivence entre responsables
des médias et hommes politiques. Le film est dr™le et cruel.
De quoi coller parfaitement à l'image impertinente que
veut se donner Canal+.
Seulement, Alain de Greef, directeur des programmes, n'a pas du
tout envie de rire. Pour la diffusion, c'est niet. «D'abord,
le film comportait des aspects diffamatoires pour les personnes
piégées, explique Alain de Greef, contacté
hier. Ensuite, la conversation entre Etienne Mougeotte et François
Léotard relevait de la vie privée. Sa diffusion
risquait donc de nous faire tomber sous le coup de la loi. Enfin,
je continue de trouver les procédés de Carles moralement
dégueulasses. L'impertinence, c'est être malin, intelligent,
mais pas malhonnête.» Film gigogne.
Dès
lors, Pierre Carles entame ce que l'on pourrait appeler le Ç film
de la censure du film È. Pas vu à la télé devient Pas
vu, pas pris, dont la version actuelle dure 1 h 18, un film
gigogne où Carles empile chacun des rebondissements comme autant
de poupées russes. Il enregistre par exemple, à son insu, ses
conversations avec Philippe Dana, responsable à l'époque de la
journée spéciale de Canal+. Ce qui n'atténue pas, loin de là,
les réticences de Canal. Du coup, c'est Charlie-Hebdo qui se charge
d'assurer la carrière du film, en organisant une projection le
8 juillet 1997 au cinéma Grand Action à Paris. Le mois dernier,
l'hebdo satirique lance même une souscription auprès de ses lecteurs
pour racheter les quatorze minutes appartenant à Canal+ et permettre
la distribution du film en salle ; 550 000 F ont déjà été réunis
(2).
Hier,
le service commercial de la chaîne cryptée a officiellement reçu
une demande de rachat des images. Si tout va bien, on verra donc
Pas vu... à partir du 11 novembre prochain à Paris, jour
de la sortie en salles et... de l'anniversaire de l'Armistice.
La date fait déjà beaucoup rire Pierre Carles. (1)
(1)
Prochaines projections:
le 8 aožt au Festival de Locarno (Suisse),
le 21 aožt au Festival de Lussas (Ardèche).
(2) La souscription lancée par Charlie-Hebdo continue.
Association Pour voir pas vu, présidée par le dessinateur
Gébé.
BP114, 30 010 Nîmes Cedex 4.
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