Amendement à la loi sur l'audiovisuel
Brouillage sur la responsabilité en ligne

Les hébergeurs dédouanés sur le contenu des sites... sous conditions.
Par FLORENT LATRIVE
Le vendredi 23 juin 2000

Ce que dit le texte de loi

Texte complet

Extraits du projet de loi sur la liberté de communication adopté par l'Assemblée le 16 juin, en troisième lecture.

Responsabilité des hébergeurs (Article 43.6.2)
Les hébergeurs sont tenus responsables de contenus qu'ils accueillent si,

« ayant été [saisis] par une autorité judiciaire,
[ils] n'ont pas agi promptement pour empêcher l'accès à ce contenu »

ou si, « ayant été [saisis] par un tiers estimant que le contenu qu'[ils] hébergent est illicite ou lui cause un préjudice, [ils] n'ont pas procédé aux diligences appropriées ».

Identification des auteurs
(Art. 43.6.4)

Les auteurs de sites tiennent
« à la disposition du public :

- s'il s'agit de personnes physiques, leurs nom, prénom et domicile;

- s'il s'agit de personnes morales, leur dénomination ou leur raison sociale et leur siège social ».

Les auteurs (non professionnels) d'un site « peuvent ne tenir à la disposition du public, pour préserver leur anonymat, que le nom, la dénomination ou la raison sociale et l'adresse [de l'hébergeur], sous réserve de lui avoir communiqué
les éléments d'identification personnelle prévus [au paragraphe précédent] ».

L'intention était pourtant louable: clarifier les responsabilités en matière de liberté d'expression sur le Net. Mais voilà, la première incursion importante de la représentation nationale sur le terrain de l'Internet - sous la forme d'un amendement à la loi sur la liberté de communication - se solde par un curieux résultat: un texte que l'on peut considérer comme parfaitement respectueux des libertés publiques ou, au contraire, comme liberticide. Et qui, au final, ne clarifie pas grand-chose.

L'amendement avait été introduit par le député PS Patrick Bloche en mai 1999, dans la foulée de l'« affaire Altern », du nom de l'hébergeur de sites web lourdement condamné pour quelques clichés d'Estelle Hallyday nue exhibés sur un site qu'il accueillait, mais dont il n'était pas l'auteur. Le texte initial proposait de dédouaner les hébergeurs, simples intermédiaires techniques, de toute responsabilité sur les contenus. Seul l'auteur du site devait répondre de ses actes. Après plusieurs navettes entre l'Assemblée et le Sénat, la version quasi finale (1) adoptée dans la nuit de jeudi à vendredi par les députés s'avère autrement plus complexe. Tout d'abord, les hébergeurs sont tenus responsables des contenus qu'ils accueillent s'ils ne procèdent pas aux « diligences appropriées » —du simple accusé de réception à la fermeture du site— lorsqu'un tiers leur signale un problème. D'autre part, les internautes désireux de concocter leur propre site seront tenus de s'identifier: soit en mentionnant leurs nom, prénom et adresse sur la page d'accueil, soit —s'ils désirent rester anonymes— en communiquant ces informations à l'hébergeur (lire ci-dessous).

Peines supprimées. Pour Patrick Bloche, le texte issu de cette troisième et dernière lecture est un « bon équilibre entre liberté d'expression et droit des personnes ». Même enthousiasme du côté de l'AFA, l'association des fournisseurs d'accès à l'Internet, qui représente les principales entreprises françaises du secteur: « L'essentiel est préservé, estime Jean-Christophe Le Toquin, son délégué général. La notion de diligences appropriées est floue, mais nous pourrons participer à sa définition. » Sur l'identification des auteurs, même confiance. Dans une version précédente, le texte sanctionnait l'internaute rebelle de 25 000 F d'amende et jusqu'à trois mois de prison. Idem pour l'hébergeur qui n'aurait pas pris la peine de vérifier l'information. La disposition avait provoqué la colère de l'AFA (entre autres), qui craignait qu'une telle mesure incite les Français à héberger leurs sites à l'étranger. La dernière version a évacué les peines, et l'hébergeur doit seulement mettre un formulaire d'identification à la disposition des internautes. S'ils mentent, c'est leur responsabilité.

Mais le texte donne aussi à certains matière à s'alarmer. Ainsi des Įdiligences appropriéesČ, expression vague qui transforme les hébergeurs en médiateurs entre le plaignant et l'auteur du site. Selon les opposants au texte, les hébergeurs risquent de fermer un site au moindre grognement d'un tiers, afin d'éviter toute embrouille juridique. « On est en train de légaliser une sorte de censure », remarque l'avocat Olivier Iteanu, président de l'association Internet Society France (Isoc). « On aurait préféré que la loi impose à la victime une saisine de l'autorité judiciaire avant tout, pour éviter les abus. » La plupart des hébergeurs écrèment déjà d'autorité tout contenu pédophile ou néonazi détecté. Certains, tel Multimania (450.000 sites), poussent la bonne volonté jusqu'à détruire les pages contenant des fichiers musicaux apparemment copiés.

Par ailleurs, les opposants craignent que ce texte ne s'applique aussi aux forums de discussions : au contraire des sites web, ces espaces publics sont décentralisés et donc incontrôlables par l'intermédiaire technique, bien en peine d'appliquer de quelconques diligences en cas de dérapage. Selon Valentin Lacambre, le fondateur d'Altern (40.000 sites), la conséquence de telles mesures est simple: « Un coup de KŠrcher sur l'Internet français : les gros pourront résister aux procédures juridiques, mais pas les petits indépendants. » Lacambre est de fait tout seul à gérer son entreprise, et, au contraire de Multimania par exemple, ne dispose pas de juristes à demeure ni d'une équipé de surfeurs dédiés tentant de repérer les contenus limites dans la masse des sites qu'il héberge.

Risque de fuites. Les inquiétudes sont aussi nombreuses quant à l'identification préalable des internautes. Pour le Réseau Voltaire, la mesure est « inapplicable et dangereuse ». Inapplicable « car les internautes français se feraient alors massivement domicilier sur des serveurs étrangers », où les lois sont souvent plus douces. Et dangereuse parce que, « au prix d'une atteinte grave au principe constitutionnel de liberté d'expression », elle « répond très mal à une question de sécurité ». De fait, un pédophile glissant des photos sur son site bidonnera sa déclaration d'identité.

Alors, texte liberticide ou équilibré ? Seule certitude: le projet de loi est un « générateur de flou », selon l'expression de Valentin Lacambre. « Le texte n'est pas assez pédagogique », confirme-t-on dans l'entourage de Catherine Tasca, la ministre de la Culture. Avant de choisir définitivement son camp, on pourra aussi attendre quelques jours: le gouvernement prépare une explication de textes, sous forme d'un questions-réponses basique qui, promet-on, devrait lever les ambigu•tés en précisant « l'esprit de la loi ».

Reste un détail cocasse : il appartiendra au juge, au final, d'interpréter une loi imprécise. A tel point que l'on peut se demander s'il était utile de légiférer. « Il n'y avait pas de vide juridique sur cette question, remarque Olivier Iteanu. Le simple bon sens permettait de s'y retrouver. L'inflation législative n'apporte pas plus de sécurité juridique : plus on écrit, plus il y a d'interprétations ».

(1) Après un dernier passage devant le Sénat, le texte devrait être adopté définitivement et en l'état par l'Assemblée nationale le 28 juin.


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