Sur le Net, chacun cherche sa loi

Libération du jeudi 2 décembre 1999

Les régulateurs de l'audiovisuel perplexes face au "média web"
Par Florent Latrive

Trois exemples de réglementation Royaume-Uni Créé en 1996, l'Internet Watch Foundation associe les fournisseurs d'accès à l'Internet, les opérateurs téléphoniques et l'ITC (le CSA anglais), pour débusquer les sites illégaux sur le Web, notamment pédophiles. Les plaintes envoyées par les internautes, transmises par fax, courrier électronique ou téléphone, sont relayées par cette association indépendante aux autorités compétentes, police ou justice. Canada "Nous ne réglementerons pas les services de nouveaux médias sur Internet". L'annonce, le 17 mai dernier, du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC, qui régule audiovisuel et télécoms), a fait l'effet d'une bombe: pour la première fois, un organisme de régulation de l'audiovisuel décidait officiellement de ne pas intervenir sur le réseau, considérant que c'était inutile. Australie C'est l'autorité de régulation de l'audiovisuel, l'ABA (Australian Broadcasting Authority), qui sera chargée l'année prochaine de veiller aux contenus de l'Internet. Et notamment en dialoguant avec les prestataires techniques (hébergeurs, fournisseurs d'accès). Cette décision provoque une vive opposition de la part des associations de défense des libertés publiques.

Huit millions de sites web recensés par l'entreprise américaine NetCraft, plusieurs millions de pages personnelles sur le seul hébergeur américain Geocities, 200 000 chez Multimania en France. Faut-il réguler ce foisonnement anarchique et, si oui, comment  ? La réglementation déjà appliquée aux autres médias a-t-elle un sens ici ? Les régulateurs de l'audiovisuel de 64 pays, réunis à l'Unesco pour un sommet consacré à "l'Internet et aux nouveaux services", viennent de se gratter la tête pendant deux jours. Ils s'accordent à penser qu'une certaine dose de régulation du Web - le "média des médias", selon la formule de la ministre de la Culture Catherine Trautmann - sera nécessaire pour éviter des dérives.

Ainsi, pour le patron du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) Hervé Bourges, à l'initiative de la rencontre, "il apparaît généralement admis qu'une certaine régulation sera nécessaire". Mais au-delà d'un accord minimum sur le fond, notamment sur la "diversité culturelle" ou la "protection des mineurs et de la dignité humaine", les invités d'Hervé Bourges ont peiné à clarifier leurs positions.

L'Internet n'est pas aujourd'hui une "zone de non-droit", comme l'a rappelé Catherine Trautmann. En France, la justice s'intéresse déjà aux contenus illégaux (pédophilie et racisme), aux problèmes de droits d'auteur, à la diffamation. La Cnil (Commission nationale de l'informatique et des libertés) traite des données personnelles, l'Autorité de régulation des télécoms s'occupe des tuyaux, de la tarification des accès au réseau, et le Conseil de la concurrence agit dans son domaine.

Liberté d'expression Pour les régulateurs de l'audiovisuel, il s'agit donc de trouver leur place dans ce puzzle. Et la plupart cafouillent encore pour déterminer comment procéder, submergés par l'ampleur de la t‰che et par la nature de l'Internet, qui modifie la notion même de communication publique. Réservée jusque-là à des intermédiaires en nombre limité, comme les médias classiques que sont la télé, les journaux ou la radio, et donc aisément régulable, l'expression publique de masse devient accessible à tous les individus. En quelques minutes, pour un cožt proche de zéro, tout un chacun peut publier un site web, parlant de politique, de jardinage, de sa famille ou appelant à la haine raciale.

De façon pragmatique, le Canada a décidé en mai dernier de ne pas intervenir, privilégiant la liberté d'expression. "Cela ne signifie pas que nous fermons les yeux sur les contenus illégaux", précise Françoise Bertrand, coorganisatrice du sommet et présidente du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Les Canadiens privilégient ainsi les logiciels de filtrage, qui permettent à l'utilisateur de bloquer l'accès à certains sites. C'est la notion de "self regulation", de régulation par l'internaute lui-même, complétée par des actions de sensibilisation et d'éducation à destination du public. Pour l'instant, ces logiciels sont édités par des entreprises privées, qui se chargent d'établir les listes noires de sites sulfureux. Au risque de privilégier tel ou tel site par des jeux d'accords commerciaux.

Censure. La notion d'autorégulation par les professionnels - éditeurs de sites, hébergeurs, intermédiaires techniques - apparaît aussi délicate. Certes, des codes de bonne conduite sont élaborés, notamment par l'Association européenne des fournisseurs d'accès à l'Internet. Et l'idée d'installer des centres d'appels destinés à recueillir les plaintes des internautes, afin de pouvoir fermer rapidement des sites illégaux, s'impose. Mais l'idée de confier cette responsabilité aux seules entreprises inquiète. "Il ne semble pas souhaitable d'abandonner les ciseaux de la censure au privé", a rappelé Jean-Louis Piette, du groupe Lagardère.

Autre piste évoquée, tout aussi embryonnaire : la labellisation du Web, pour classer les sites selon leur contenu et ainsi guider le public. Mais qui se chargerait d'une telle signalétique ? L'Etat ? "Une telle ingérence pourrait être interprétée comme une mesure préliminaire à une censure", a remarqué Marc Furrer, le directeur de l'Ofcom suisse. Et la labellisation par les éditeurs de site eux-mêmes ouvrirait un boulevard à l'autopromotion. Les sites pornos, par exemple, éviteraient de se présenter comme tels pour éviter de rebuter des clients potentiels. L'Europe, au travers de son projet Incore, tente d'explorer cette voie.

Devant la confusion générale, et l'absence de certitude, nombre de pays, dont la France, s'acheminent vers la mise en place d'organismes de "corégulation", associant acteurs publics et privés. Une mission en ce sens a été confiée le 15 novembre par Lionel Jospin au député de la Nièvre Christian Paul. Cet organisme, chargé de la "déontologie" des contenus, n'aurait pas de pouvoir de sanction, ni de réglementation. Il devrait prendre la forme d'un "lieu d'échanges", "élaborer les codes de bonne conduite". "C'est de la foutaise, estime un haut fonctionnaire. Personne ne sait exactement ce qu'il fera. Et même s'il servira à quelque chose."

Vigilance. Les adversaires de la régulation craignent, eux, une limitation de la liberté d'expression. "Il faut être vigilant sur les nouveaux prétextes pour imposer la censure", estime Ronald Koven, représentant européen du World Press Freedom Committee. "Souvent, des préoccupations légitimes, comme protéger les mineurs, la vie privée, ou empêcher les discours racistes, ne servent qu'à masquer la notion de censure." Selon lui, "il y a déjà plein de lois pour couvrir les nouveaux problèmes causés par l'Internet". Pour la Coordination des médias libres, qui manifestait derrière les grilles de l'Unesco avec une banderole ÇSacré Bourges, tu nous fais bien réguler", une régulation supplémentaire serait dangereuse: "L'Internet est une simple extension du champ d'application de l'un des droits fondamentaux des citoyens : la liberté d'expression. Seule la justice doit pouvoir fixer des limites à cette liberté."

Diversité. Autre axe majeur de la critique antirégulation: la différence fondamentale entre l'audiovisuel classique, qui utilise une ressource rare (les ondes hertziennes), et la communication par l'Internet, où tout le monde peut avoir sa place. Une régulation qui viserait à faire respecter la diversité des contenus n'aurait donc pas lieu d'être. C'est le sens de l'amendement à la loi sur l'audiovisuel déposé par le député PS Patrick Bloche, qui proposait d'exclure le CSA de tout r™le en matière de "communication par réseaux", et donc sur l'Internet.

Si la notion même de régulation des contenus du Net demeure des plus floues, le rôle que cherchent à jouer le CSA et Hervé Bourges semble moins mystérieux. Même si ce dernier clame qu'il "se fout de savoir qui va réguler" et que "chaque autorité doit rester dans ses attributions", il a rappelé que "le régulateur de l'audiovisuel a sa fonction, parce que les principes qu'il est chargé de faire respecter conservent leur pertinence". Le message est clair : le CSA ne voudrait pas avoir organisé ce sommet pour rien.

©Libération

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