Les Inrockuptibles du 04-10 juillet 2000

EMISSIONS

pas vu à la télé

Un vent révolutionnaire va souffler sur la météo audiovisuelle de la rentrée. Pour la première fois en France, une télé libre, associative et d'accès public, Alea TV, s'installe sur le câble et le satellite. Un contre-pouvoir télévisuel est née.

Par Jean-Marie Durand

Dictature de l'audimat et de la publicité, poids de la censure et de l'autocensure, absence de représentation à l'écran de gens déjà privés de parole et d'image dans l'espace public, désinformation sur certaines questions politiques et sociales, etc. Parmi les innombrables critiques du fondtionnement des médias –dont beaucoup ne dépassent pas le diagnostic simplement alarmiste –, il en est une qui débouche au moins sur un résultat concret : celle des télés libres, qui produisent leurs programmes, en contournant les règles de la télévision classique, viciée de l'intérieur et perdue pour ceux qui ne s'y reconnaissent pas. Cette stratégie de dynamitage de l'outil télévisuel, conduite depuis des années par des dizaines de chaînes pirates et locales, vient de connaître un tournant historique, dont on n'a peut-être pas encore bien pris la mesure. Pour la première fois en France, le Conseil supérieur de l'Audiovisuel (CSA) a en effet autorisé, le 9 mai dernier, une chaîne associative nationale d'accès public –Alea TV– à diffuser ses programmes sur le câble et le satellite. Déjà accessible sur Internet (www.teleweb.org), elle devrait démarrer le 15 septembre prochain au niveau national et pourrait même obtenir une autorisation de diffusion hertzienne analogique sur la région parisienne, sur le canal UHF 35.Alea TV –Télévision d'Action pour la Liberté d'Expression Audiovisuelle –, chaîne non commerciale et à but non lucratif, se présente comme la vitrine du "tiers secteur audiovisuel".Une notion aujourd'hui reconnue par la loi, grâce au combat acharné des dix fondateurs d'Alea TV, tous issus du monde des médias alternatifs et du milieu associatif, qui militent au sein de la Coordination permanente des médias libres (CPML), créée en mai 99, pour faire exister les chaînes d'accès public.

Par libre accès, il faut comprendre, comme le souligne Rym Morgan, cofondateur d'Alea TV, journaliste venu de la Vache Folle et de Radio Aligre, "le droit à la parole et à l'image à tous ceux qui en sont privés : jeunes, catégories sociales défavorisées, étrangers, intellectuels et créateurs hors normes, associations petites et grandes, minorités culturelles, communautés, réalisateurs et producteurs amateurs et professionnels dont les programmes sont actuellement interdits d'antenne..."

Vieux renard du milieu audiovisuel alternatif, Michel Fiszbin est un des cofondateurs d'Alea TV et de la CPML. D'une voix ferme, il explique sereinement : "Nous souhaitons opposer à la télévision émolliente et arrogante des notables régnant sans partage aujourd'hui la télévision des gens et de la vie, directement accessible à tous, libre de toute censure et autocensure. Nous sommes avant tout un média critique de l'ordre établi."
"On se considère davantage comme une ONG d'intérêt général que comme une association locale de vidéastes amateurs
", complète son collègue Olivier Azam, cofondateur d'une télé locale à Montpellier (Télé Pangée), aujourd'hui occupé avec les autres à mettre sur pied une charte éditoriale destinée à organiser le libre accès. Pour cet ancien journaliste-reporter d'images à Télé Bocal, l'aspect "associatif" de la chaîne ne doit pas induire dans l'esprit des gens l'idée d'un "amateurisme". Au contraire, tous les fondateurs d'Alea TV, en même temps qu'ils veulent casser les règles et les codes de la télévision classique, tiennent à briser l'imagerie folklorique des bons vieux militants sympas, cool et babas, agitateurs à peu de frais avec leur antenne sur les toits en zinc. "Non, nous ne sommes pas des gens sympas, nous sommes des auteurs, qui produisons des images de qualité jamais vues ailleurs, nous sommes un laboratoire d'expérimentation de nouvelles formes d'information", nous prévient sérieusement Rym Morgan.

Il y aurait à redire à cette idée quasi maniaque du "jamais vu à la télé", comme si les chaînes classiques ne diffusaient jamais de documents précieux (mais que font alors des télés comme Arte, sur laquelle on a pu voir, par exemple, ces derniers mois, de grandes enquêtes sur le Kosovo ou la politique française en Afrique ?).

Mais, au-delà des nuances d'appréciation sur le degré de ce "jamais montré", force est de reconnaître, à la vue des premières images diffusées lors d'une projection publique le 22 juin dernier, la qualité remarquable –et très éclectique– des programmes à venir sur Alea TV. Un air de liberté et d'immense fraîcheur y souffle allégrement, qui nous change de l'air étouffant des grilles de nos chaînes habituelles. Menu riche et varié. Films "d'intervention sociale" : gens interrogés sur leur rapport au travail, jeunes de banlieue filmés entre eux... Libre antenne aux associations et télés locales : Sans Canal Fixe à Tours, Primitivi à Marseille, Collectif Vidéorème à Lille... Reportages politiques qui dépotent : un libraire parisien d'extrême droite pris en flagrant délit de mensonge, une réunion publique du XVIIIe arrondissement de Paris, manifestations diverses, spectacles et concerts captés partout en France ou reportages iconoclastes –le passage absurde d'un peloton de coureurs cyclistes durant 20 petites secondes devant un public patient et excité – les Imbéciles Associés, qui avec une caméra et une seule prise réalisent des films courts et hilarants dans la rue, un clip-reportage sur les JMJ, ou comment les cathos dansent frénétiquement au rythme de la samba et de Jean-Paul II... Grands reportages : Tchétchénie, un peuple qu'on assassine, réalisé en 1994, par la société de production interne de Médecins Sans Frontières, cinq ans avant tout le monde, et pourtant jamais diffusé à la télé... Documents rares et censurés, comme le film de Pierre Carles, Pas vu, pas pris, mais aussi tous les films de René Vautier, dont le célèbre Marée noire, colère rouge, réalisé en 1978, suite au naufrage de l'Amoco Cadiz, dans lequel le cinéaste maudit (tous ses films, à une exception près, ont été interdits d'antenne) dénonce la désinformation des médias sur cette marée noire, vingt-deux ans avant l'Erika. Dans leur diversité même –de contenu comme de forme–, une ligne de conduite traverse la plupart de ces documents : la critique frontale des lieux de pouvoir, et en particulier des médias, véritable obsession chez tous ces militants alternatifs formés, dès les années 80 à travers l'histoire des radios libres, à la lutte contre les pouvoirs politiques et financiers.

A cet égard, René Vautier et Pierre Carles pourraient être les emblèmes d'Alea TV, dans la mesure où ils représentent assez bien l'esprit de la chaîne : un esprit de fronde sociale et de critique du système médiatique, un travail de contre-information, obstiné et sans compromissions. Avec quatre heures de programmes frais prévus par jour, multidiffusés, avec un budget prévisionnel de 5 millions de francs par an (ce qui correspond à peu près à une journée de production sur une grande chaîne hertzienne), l'ambition énorme d'Alea TV risque de se heurter à des réalités économiques implacables. Les responsables de la chaîne, tous bénévoles, ont beau affirmer qu'on "peut faire de la télé sans moyens exceptionnels", le risque d'asphyxie financière pèse déjà au-dessus de l'antenne. Tant que le gouvernement n'autorisera pas –comme c'est pourtant le cas pour les radios libres– la création d'un fonds de soutien aux télés associatives (ce que réclame la CPML, qui a lancé un appel au boycott partiel de la redevance télé, pour signifier que sans ce fonds, les télés associatives sont "mort-nées"), l'avenir d'Alea TV reste encore incertain. "Il serait pourtant facile de créer un tel fonds, alimenté par une taxe parafiscale sur les chiffres d'affaires publicitaires des chaînes de télé privées et publiques ou sur les chiffres d'affaires colossaux des opérateurs de téléphonie mobile, gros utilisateurs à des fins d'enrichissement privé du bien public que constituent les ressources hertziennes", explique Michel Fiszbin. "Après tout, ce qui a été possible pour le football au nom de la cohésion sociale (5 % du chiffre d'affaires des clubs professionnels va aux clubs amateurs) devrait pouvoir l'être aussi pour l'expression publique audiovisuelle, au nom de la même cohésion sociale." En attendant, Alea TV a lancé une souscription nationale. Après tout, c'est comme cela que le film de Pierre Carles a pu sortir en salles et en vidéo. Comment ne pas croire, après ce succès magistral, en l'efficacité des circuits de financement parallèles ? Du côté d'Alea TV, le bricolage et la débrouille constituent il est vrai une règle normale de travail, une source d'inventivité. Le confort mou et ronflant, c'est l'affaire des grandes chaînes. Un autre monde, soporifique, qui ne fait même pas rêver.
Jean-Marie Durand

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