Ce
soir, René Vautier présente à la Cinémathèque
française trois séries de témoignages sur la
torture durant la guerre d'Algérie. Ces films sont simples
: la caméra tourne, des hommes et des femmes parlent, presque
sans interruption, tout juste quelques claps de début et
de fin de plan. C'est un matériau brut, enregistré
entre le début des années 60 et le milieu des années
80 ; une parole qui se souvient, raconte cette mémoire
douloureuse, et des visages qui trahissent encore la souffrance
endurée.
Résistant FFI, décoré de la croix de guerre
à 16 ans, René Vautier est un jeune diplômé
de l'Idhec (l'école de formation au cinéma) d'après
guerre. En 1950, il tourne le premier film anticolonialiste, "Afrique
50", qui lui vaut treize inculpations et une condamnation à
un an de prison.
Militant communiste, il part tourner en Algérie au début
de l'année 1957, pour « ramener des images de
la guerre », alors invisible sur les écrans français.
Il reste à Alger, où il fonde, non sans mal, un centre
audiovisuel et dirige le tournage de films algériens, jusqu'en
1971, et la réalisation du premier long métrage confrontant
ouvertement fiction et guerre d'Algérie, "Avoir 20 ans
dans les Aurès".
Depuis dix ans, Vautier vit en Bretagne, à Cancale. Quand
il vient vous chercher à la gare, il porte son bonnet bleu
marine comme un vieux loup de mer. A près de 75 ans, sous
les longs cheveux blancs, c'est toujours un homme indigné
qui parle.
AdB
: Dans le cas de l'Algérie, la torture est une pratique
qui vient de loin ?
RV : Il ne faut pas oublier que l'armée française
avait commis un certain nombre d'exactions en Algérie depuis
le début de la colonisation. J'ai réalisé un
film, "Une nation, l'Algérie", fin 1955-début
1956, à partir d'archives conservées à la Bibliothèque
nationale, montrant la pratique des "enfumades", lorsque
des villages entiers étaient enfermés dans des grottes
et enfumés jusqu'à la mort. Le général
Pélissier avait lancé le mouvement à la fin
du XIXe siècle, en faisant mourir ainsi 632 membres d'une
même tribu. Il avait appelé ça la "grotte
à gaz". Ce sont ces images et ces pratiques qui ont
renforcé mon engagement et m'ont conduit à partir
en Algérie au début de l'année 1957, pour filmer
la guerre.
AdB
: Pourquoi avez-vous filmé des victimes de la torture
?
RV : A l'époque, ce n'était pas ma priorité.
D'abord, il fallait filmer la guerre. Je disais souvent: «Connaître
la torture, c'est comprendre la guerre.» De plus, je ne voulais
pas filmer des choses que je n'avais pas vues de mes propres yeux.
Et la torture, alors, c'était quelques combattants qu'on
voyait revenir très abîmés, mais surtout des
récits, bientôt des souvenirs. Dès le début
de l'année 1957, les Algériens parlaient devant moi
des tortures, notamment de l'eau que les tortionnaires pouvaient
faire ingurgiter. Mais ils ne connaissaient pas encore l'existence
des tortures par électricité. Tous savaient ce qu'ils
risquaient. Moi aussi. On m'avait rapporté les propos d'un
responsable de l'armée française : «Si vous
attrapez Vautier, deux balles dans le ventre pour qu'il ait le temps
de se voir crever.»
AdB
: Comment parlait-on de la torture chez les Algériens
de l'ALN (Armée de libération nationale) ?
RV : Je crois que, profondément, elle ne les choquait
pas, elle ne les surprenait pas. Ils savaient que c'était
une pratique largement diffusée dans l'armée coloniale.
Elle faisait partie de la guerre. Il ne faut pas oublier que certains
combattants algériens, formés par l'armée française,
avaient été initiés eux-mêmes à
la torture, notamment lors de leurs états de service en Indochine.
Et ils étaient prêts à l'utiliser à leur
profit s'il le fallait. Certains torturés m'ont confié
qu'ils tortureraient à leur tour. Moi-même, j'ai été
torturé par des gars de l'ALN, fin 1958-début 1959,
quand j'ai été suspecté d'être un traître
à la solde de l'armée française. Ils voulaient
récupérer des films et des documents. Je n'ai pas
parlé. Je me suis évadé, puis l'affaire a été
réglée.
AdB
: Comment expliquer cette acceptation de la torture
chez les militants algériens ?
RV : Les torturés évoquent souvent leur épreuve
avec une certaine fierté. C'est une gloire, en fait, d'avoir
été torturé et d'en avoir réchappé
sans parler. Du coup, ils finissent par aimer leur épreuve.
Dans un film de 1963, que j'ai dirigé en Algérie,
Peuple en marche, il y a une femme qui parle de la torture: "J'ai
subi ça avec fierté, pour mon pays." Le discours
sur la torture reste souvent ambigu en Algérie. La torture
qui les met plus mal à l'aise est celle qui n'est pas glorieuse,
une torture par défaut si vous voulez. J'ai rencontré
deux Algériens qui, encerclés par des soldats français,
étaient presque morts de faim par privation de nourriture.
Ils étaient gênés en me disant : « Il
ne nous restait plus qu'une dent à nous deux. »
AdB
: Quand avez-vous commencé à filmer des témoignages
de torturés ?
RV : Après la guerre. Je vivais en Algérie
et je dirigeais le centre audiovisuel. Alors, il m'est apparu qu'il
fallait recueillir des témoignages, garder trace des souffrances.
Les Algériens en parlaient volontiers, puisque cela participait
de leur victoire, de leur indépendance, de leur identité
même. J'ai réuni plus de soixante heures de témoignages
filmés entre le début des années 60 et le milieu
des années 80.
AdB
: Et du côté français ?
RV : Le discours était différent. Il n'était
bien sûr pas question de faire parler les tortionnaires. Les
appelés que j'ai pu rencontrer, dès les années
60, évoquent assez peu la question. Sur près de six
cents heures enregistrées, je crois que seuls deux ou trois
soldats français parlent de la torture, toujours sur un mode
très pudique, renvoyant la faute sur quelques responsables.
Il y a d'un côté ceux qui torturaient sciemment, en
professionnels, et de l'autre la grande masse des militaires qui
seraient restés propres. On sait désormais que la
torture fut un système, s'intégrant dans ce que de
Bollardière appelait les "murs coloniales".
Les Français qui ont reconnu et dénoncé l'existence
de ce système de torture étaient beaucoup plus choqués
que les militants algériens qui en étaient victimes.
Les Français ne pouvaient tirer aucune gloire de cette torture,
au contraire: ils s'apercevaient que la France avait mis en place
un système qu'ils avaient eux-mêmes combattu quinze
ans auparavant, pendant la Résistance, confrontés
à la torture de la Gestapo, par exemple. Toutes les grandes
consciences qui se sont élevées contre la torture
en Algérie, et dont j'ai enregistré le témoignage,
Germaine Tillion, le général de Bollardière,
répètent ce que m'a dit Paul Teitgen : «La
torture, je sais ce que c'est. J'ai été torturé
par les nazis. Et je n'accepte pas que la France le fasse en mon
nom.» C'est la mémoire de la Résistance qui
a été le fer de lance de la dénonciation de
la torture.
AdB
: Tous ces témoignages sur la torture, qu'en avez-vous
fait ?
RV : Certains sont intégrés dans des films,
"Peuple en marche", "l'Aube des Damnés",
"A propos de l'autre détail", "Vous avez dit:
Français ?" Mais la plupart étaient entreposés
dans les locaux d'Images sans chaînes, une association que
j'ai créée comme une mémoire cinématographique
des images censurées. J'ai pu montrer ces témoignages
lors d'une séance du procès intenté par Le
Pen au Canard enchaîné et à Libération,
en 1985, devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Les deux
journaux avaient eux aussi fait part de témoignages et de
leur conviction sur la participation active de Le Pen à la
torture, et il les attaquait pour diffamation. Lors du procès,
Le Pen a commencé à montrer des films sur les violences
et les attentats de l'ALN ; j'ai en quelque sorte répondu
en montrant les témoignages de torturés. J'avais fait
un montage de trois heures de films, tous sur le même mode:
un homme raconte qu'il a été torturé et reconnaît
formellement Le Pen comme son tortionnaire. Ces documents ont été
vus mais n'ont pas pu être pris en compte lors du procès,
car la loi d'amnistie les rend caducs en interdisant de publier
en France des accusations relatives à la guerre d'Algérie.
Cependant, à mon retour du procès, j'ai été
prévenu que la porte du dépôt où je conservais
ces films sur la torture avait été forcée,
et que des gens avaient détruit toutes les bobines. Sur les
soixante heures enregistrées, il ne me restait plus que le
montage de trois heures que j'avais montré au procès.
Je n'ai jamais pu savoir qui a détruit ces films. Mais cela
m'a confirmé dans une idée: la place d'un homme, dans
un pays puissant, est d'être avec les plus faibles, avec "ceux
d'en face".
Interview
de René Vautier par Antoine de Baecque, le mardi 10 juillet
2001