"La presse n'est pas un instrument de profit commercial. C'est un instrument de culture. Sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. La presse ne peut remplir sa mission que dans la liberté et par la liberté. La presse est libre lorsqu'elle ne dépend ni du gouvernement, ni des puissances d'argent, mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs". C'est ainsi que fin 1945, la Fédération Nationale de la Presse Française jetait les bases de la reconstruction d'une presse écrite libre et indépendante. Et le 2 avril 1947, le Parlement adoptait la loi Bichet qui garantissait aux petits journaux les mêmes moyens de distribution qu'aux gros en mutualisant les coûts au sein de coopératives de distributeurs ouvertes à tous les titres. Qu'elles que soient les dérives de ce système, il paraît utile et nécessaire de s'inspirer de l'esprit de la Libération pour s'attaquer à la reconstruction du média de masse actuel : la Télévision. Les nombreux examens critiques du système télévisuel débouchent sur un diagnostic alarmant, qui dans sa version la plus radicale donne ceci : un média exclusivement soumis aux lois de l'argent, du pouvoir et du marketing, confisqué par quelques grands groupes financiers et industriels ayant verrouillé l'ensemble du système audiovisuel et cinématographique, qui prend les gens pour des imbéciles et traite les acteurs de la société civile avec le plus grand mépris, entretenant l'illusion du pluralisme de l'information et de l'objectivité en faisant défiler à l'antenne la petite famille soudée des notables du show médiatique politico-culturel, dirigé par des courtisans cyniques, arrogants et intéressés érigés en gardien du temple du télévisuellement correct. Bref, une machine à broyer les intelligences et les énergies, où l'on peut faire tout ce que l'on veut, sauf ce que l'on veut, et où ce sont les plus veules qui réussissent. Tout cela est bien sûr sans nuance, mais il n'en reste pas moins qu'augmente chaque jour le nombre des téléspectateurs écoeurés et des téléastes chevronnés qui se sont usés à essayer de changer ce système de l'intérieur, et qui, découragés, y renoncent pour tenter de construire une autre télévision. Ils rejoignent le mouvement des télés libres, constitué par une nouvelle génération de journalistes, de créateurs et de producteurs passionnés, tous engagés dans la défense de la liberté d'expression et du pluralisme, tous convaincus que c'est de l'extérieur qu'il faut s'attaquer à l'institution télévisuelle et à ses méfaits, en lui opposant un autre modèle et en résistant pied à pied à son hégémonie. Un contre-pouvoir audiovisuel est nécessaire, mais comment le construire ? Les télés libres, enfin légalisées par la loi sur la liberté de communication du 1er août 2000, sortent tout juste de la clandestinité et de la marginalité, et avec elles le vaste monde de la production audiovisuelle et cinématographique alternative, dont les oeuvres ne sont toujours pas jugées recevables. Il est trop tôt pour savoir à quoi ressembleront exactement les télés libres de demain, leur arrivée sur les ondes commence à peine (Zalea TV a démarré le 20 mars 2001) et la plupart sont encore en gestation, mais il est déjà possible d'en discerner les grandes tendances. Leur forme juridique sera délibérément à but non-lucratif et elles ne vivront pas de la publicité. Et cela par choix éthique, pour que les fondations soient saines et que les choses soient claires : elles ne s'inscrivent pas dans la logique de l'économie de marché, qui a transformé le programme de télévision en marchandise et le téléspectateur en consommateur passif, mais dans celle de l'engagement volontaire et désintéressé, où le programme doit avant tout répondre à un besoin et avoir une utilité sociale, culturelle ou civique, et où le téléspectateur est avant tout un citoyen actif. C'est donc la fonction et l'usage actuels de la télévision qui sont remis en cause : de service totalitaire "de divertissement, d'information et d'éducation", elle devient un outil d'expression, de création et de communication accessible à tous. Aliénation contre émancipation. A quoi sert cette nouvelle télévision ? A s'en servir justement, pour agir et faire agir, pour montrer et soutenir la citoyenneté dans tous ses états. Elle est par nature contestataire et subversive, puisqu'elle offre une tribune en priorité à ceux qui sont les plus exclus du droit d'accès à l'image parce qu'ils dérangent. Cette télévision de résistance et d'action, héritière du cinéma d'intervention sociale d'antan, est une des manifestations du développement de l'économie solidaire et de l'offensive de la société civile pour faire valoir l'intérêt général. Les télés libres sont issues de ces mouvements, elles partagent leurs valeurs et leurs pratiques. Les programmes que diffuseront les télés libres commencent à être identifiés. Ils explorent de nouvelles formes esthétiques au service de nouveaux contenus éditoriaux. Ils émanent :
En général, ces innombrables programmes valent autant par ce qui les motivent et ce qu'ils déclenchent que par ce qu'ils sont. Les regarder n'est plus une fin en soi. C'est pourquoi ils sont souvent contextualisés et complétés par des échanges entre ceux qui les ont fait et ceux à qui ils sont destinés. Les télévisions libres sont ainsi ouvertes, participatives et contributives. Le fait qu'elles soient dans leur majorité d'accès public est important : en prenant en charge cette mission d'utilité publique qu'est la diffusion des programmes citoyens, en ouvrant donc l'accès à la télévision, elles vont commencer à faire vivre la démocratie télévisuelle. Les télés libres, en elles-mêmes et par l'impact qu'elles auront sur l'ensemble du paysage audiovisuel, incarnent sans doute l'avenir de la télévision. L'appropriation de ce nouvel espace d'expression publique par tout ceux qui s'estiment oubliés ou trahis par l'institution télévisuelle est urgente. Un exemple illustre la résistance des jeunes des quartiers ghettos au traitement que leur inflige l'institution télévisuelle : fin 1998, la Cinquième a diffusé un reportage intitulé Kilomètre Delta sur le quartier de La Paillade à Montpellier. Des jeunes de ce quartier, scandalisés par l'image que ce reportage donnait de leur quartier et de ceux qui y vivent, ont riposté en réalisant eux mêmes une fiction (La Fleur du Mensonge) avec le soutien d'une association audiovisuelle locale, Petit Oeil. Ce film a circulé et l'affaire s'est ébruitée, au point que des journalistes locaux de France 3 ont décidé de réaliser un reportage constructif, dans le but de démontrer à ces jeunes que les journalistes ne sont pas tous " pourris ". Petit Oeil et ces jeunes sont aujourd'hui consultés par le Ministère de la Jeunesse et des Sports et par le CSA. Quelle chaîne, si ce n'est une télé libre, accordera à ce cas d'école la place qu'il mérite pour entamer le nécessaire travail de réhabilitation médiatique des jeunes des cités et quartiers en difficulté ? Quelle chaîne, si ce n'est une télé libre, diffusera les centaines de films réalisés chaque année par ces jeunes dans le cadre des opérations "Un été au ciné", "Regards jeunes sur la cité" et "L'aventure du premier film" ? Quel chaîne, si ce n'est une télé libre, osera critiquer radicalement la Télévision et ceux qui la font, et s'attaquer ainsi au tabou télévisuel le mieux protégé du moment ? Quelle chaîne diffusera les documentaires des réalisateurs "maudits" dont les travaux sont systématiquement passés sous silence, parmi lesquels René Vautier, le vétéran, Pierre Carles, le paria, ou bien encore Raoul Sangla, "le réalisateur le plus remercié de la télévision", qui durant toute sa carrière a voulu que "les acteurs de la réalité deviennent les acteurs de la télévision", et qui travaille aujourd'hui avec les télés libres. Autre exemple : le rassemblement de Gênes à l'occasion du G8 a été systématiquement présenté à la télévision comme un rassemblement de casseurs anti-mondialisation. Quelle chaîne, si ce n'est une télé libre, donnera à la mobilisation pour un contrôle citoyen de la mondialisation la place qu'elle mérite, le sens qu'elle a vraiment et accordera un libre accès à l'antenne à ceux qui l'animent ? Quelle chaîne consacrera une série de grandes émissions à la Taxe Tobin, sujet dont les directions des programmes décrètent en général qu'il "n'intéresse pas les gens car il n'est pas assez testimonial" ? N'est-il pas ahurissant que les productions de Médecins Sans Frontières (Prix Nobel de la Paix), de Greenpeace, d'Amnesty International et de Reporters Sans Frontières ne puissent pas passer librement à la télévision ? Combien de crises humanitaires, d'atteintes aux droits de l'homme et de sinistres écologiques pourraient être évités si ceux dont le rôle est de tirer la sonnette d'alarme pouvaient saisir à temps l'opinion publique pour qu'elle fasse pression sur la communauté internationale ? Un dernier exemple : quelle chaîne, si ce n'est une télé libre, décrétera que la reconnaissance par l'ƒtat français du crime contre l'humanité qu'il a commis à l'encontre de centaines d'Algériens les 17 et 18 octobre 1961 à Paris, est une grande cause nationale ? Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres dont dépend la relance de l'intégration des jeunes issus de l'immigration, le rôle de l'image est prépondérant, et la démission de la télévision n'est plus acceptable. Les télés libres seront ainsi de véritables médias engagés, comme tout média digne de ce nom. D'ailleurs, Jean-Michel Belorgey, Président de la Mission interministérielle pour la célébration du centenaire de la loi de 1901 qui a instauré la liberté d'association, affirmait (dans Le Monde daté des 3 et 4 décembre 2000), que l'engagement associatif avait notamment pour vocation : "la création de lien social, la mise en contact de personne isolées, le questionnement sur la pratique de la citoyenneté, la contestation des choix publics ...". Il encourageait (certes, à peu de frais) les pouvoirs publics à soutenir aussi ce type d'associations, ou en tout cas à les accepter sans en entraver le développement. Et, fait extraordinaire et passé inaperçu, les télés libres sont confortées dans cette mission par la nouvelle loi sur la liberté de communication, qui dispose que, en son article 30 sur les télévisions hertziennes analogiques : "Le CSA veille, sur l'ensemble du territoire, à ce qu'une part suffisante des ressources en fréquences soit attribuée aux services édités par une association et accomplissant une mission de communication sociale de proximité, entendue comme le fait de favoriser les échanges entre les groupes sociaux et culturels, l'expression des différents courants socioculturels, le soutien au développement local, la protection de l'environnement ou la lutte contre l'exclusion". Fortes de cet article de loi, les télés libres se battent maintenant pour démarrer le plus vite possible en hertzien analogique. Il s'agit pour elles de déjouer le piège mortel à triple détente que constitue la priorité nationale du passage au tout numérique hertzien. Primo : à mesure que les intérêts des grands groupes s'imposent, l'architecture du réseau numérique s'organise autours de la recherche de rentabilité à court terme pour les chaînes nationales, et la place qui pourra techniquement être laissée aux télévisions locales fond comme neige au soleil; au point que si les chaînes de la presse quotidienne régionale et des collectivités locales se l'accaparent, il risque de ne rien rester pour les télés libres. Deuxio : en supposant que les télés libres trouvent une place équitable sur le numérique hertzien, elle devront attendre 10 ans avant de toucher 100% des foyers hertziens, au rythme où se produira le transfert de la réception analogique vers la réception numérique. Tertio : si ce projet, discutable à plus d'un titre, échoue partiellement en raison de la concurrence autrement attrayante du câble, du satellite et de l'internet, les télés libres n'existeront jamais autrement qu'à titre expérimental et confidentiel. Mais comment les télés libres vont-elles pouvoir se financer ? Ce problème est avant tout politique et devrait préoccuper beaucoup plus les pouvoirs publics : comment la loi sur la liberté de communication audiovisuelle va-t-elle pouvoir être pleinement appliquée ? Les télés libres ne sont riches pour l'instant que d'une volonté irréductible, des cotisations de leurs adhérents et des dons des particuliers qui les soutiennent. C'est loin d'être négligeable pour celles qui sont de véritables ONG d'action pour la liberté d'expression et contre la désintégration sociale. Mais c'est insuffisant pour l'instant. Elles ont besoin pour fonctionner décemment de 2 à 5 millions de francs par an (c'est le coût de production d'un spot publicitaire télé de 20 secondes), étant entendu qu'elles ne rémunèrent pas les programmes qu'elles diffusent car elles n'en font pas un usage commercial, et que leur personnel est largement composé de bénévoles. Il serait normal, puisqu'elles prennent en charge une mission de service public délaissée par le service public (la diffusion des programmes citoyens), qu'elles bénéficient de financements publics. Elles ne manqueront pas de réclamer des subventions aux ministères concernés et aux collectivités locales. Mais leur indépendance, qui ne devrait pas être négociable, s'accommode mal des compromis et des aléas liés à cet exercice. Il faut donc chercher ailleurs des financements neutres et pérennes, qui les protègent contre toute récupération. La meilleure solution serait qu'une petite partie des 14 milliards de francs par an collectés au titre de la redevance télé leur soit attribuée. N'oublions pas que cette redevance est censée financer un Service Public dont le cahier des charges proclame hypocritement en son préambule : "Les chaînes de service public sont les chaînes de tous les citoyens". En allant plus loin, les téléspectateurs-contribuables pourraient être autorisés à verser directement une partie de leur redevance à la chaîne associative de leur choix, par extrapolation de la "loi Coluche" qui permet de déduire de ses impôts une partie des dons versés directement aux associations caritatives. Une dotation spéciale de 1 milliard de francs permettrait d'équiper 1000 associations audiovisuelles indépendantes (attention aux faux nez des collectivités locales, qui ne manquent pas de moyens et les utilisent rarement à bon escient dans ce domaine) et de rattraper en une fois les 20 ans de retard de la France en la matière. Le renouveau de la création audiovisuelle et cinématographique française passe sans aucun doute par de telles mesures. Autre solution, une taxe parafiscale pourrait être créée pour alimenter un fonds de soutien, taxe qui serait assise sur les revenus commerciaux des entreprises qui exploitent le spectre hertzien à des seules fins d'enrichissement privé : chaînes hertziennes et satellitaires, mais aussi opérateurs de téléphonie mobile, aux chiffres d'affaire colossaux. Le spectre hertzien constitue en effet un espace public inaliénable. Il serait normal que son exploitation commerciale contribue en contrepartie au développement de son usage par la collectivité. Il est vrai qu'en ces temps de libéralisme triomphant, les responsables politiques sont effrayés à l'idée de taxer ces groupes tout puissants. La loi Buffet a pourtant permis de faire financer le football amateur par une taxe de 5 % sur le chiffre d'affaire des clubs professionnels. Il serait désolant qu'on soit incapable d'en faire autant pour l'expression et la création audiovisuelle, y compris musicale, car cela signifierait que le seul modèle d'intégration proposé aux jeunes est : "cours après le ballon et tais-toi". Les télés libres pionnières butent déjà sur un obstacle majeur, à la fois idéologique et financier : pour être accessibles à tous, leurs programmes devront être diffusés en hertzien, par câble et par satellite. Or d'une part, les coûts du marché sont pour l'instant prohibitifs, et d'autre part, les transporteurs appartiennent ou sont fortement liés aux grands groupes qui contrôlent l'ensemble de l'audiovisuel, depuis le cofinancement public des programmes (pour être soutenu par le CNC, un programme doit être co-produit par une chaîne, donc par un grand groupe, puisqu'ils les possèdent toutes), jusqu'à la distribution des chaînes aux particuliers. Pourquoi transporteraient-ils à prix réduit, voire gratuitement au début, des chaînes qui contestent leur écrasante domination ? L'idée selon laquelle des entreprises commerciales devraient fournir des prestations gratuites à des associations en choque plus d'un. Or l'obligation de transport gratuit des programmes citoyens existe dans de nombreux pays démocratiques pour garantir l'exercice des libertés constitutionnelles (Etats Unis, Allemagne, Royaume Uni, Belgique, Scandinavie). En France même, le concept est admis, puisque la nouvelle loi donne une obligation de transport satellitaire gratuit des chaînes du service public à TPS et Canal Satellite. Soit les grands distributeurs le font d'eux-mêmes pour les télés libres, comme c'est le cas au Canada, soit il faudra bien que l'Etat régule leur activité et leur impose cette contrainte. On voit mal comment la liberté de l'information pourrait capituler définitivement en France face aux trusts de la communication. Près d'une centaine de structures du Tiers Secteur Audiovisuel ont lancé un appel au gouvernement et au CSA pour que s'ouvre un dialogue sur l'ensemble de ces points. Le gouvernement Jospin a sournoisement enterré la création du Fonds de Soutien. C'est maintenant le gouvernement Raffarin que nous interpellons. Des solutions doivent être trouvées rapidement. Car, si les télés libres sont descendues des toits d'où elles pirataient les ondes pour obtenir le droit d'exister, elles sont prêtes à y remonter pour obtenir cette fois les moyens d'exister et le droit d'être vues. Michel
Fiszbin, Président de Zalea TV, |